N’as-tu jamais remarqué comme l’ombre des bois, le murmure des fontaines, le chant des oiseaux, les riantes perspectives, l’odeur du feuillage et des fleurs, tout ce bagage de l’églogue et de la description, dont nous sommes convenus de nous moquer, n’en conserve pas moins sur nous, si dépravés que nous soyons, une puissance occulte à laquelle il est impossible de résister? Je te confierai, sous le sceau du plus grand secret, que je me suis surpris tout récemment encore dans l’attendrissement le plus provincial à l’endroit du rossignol qui chantait. – C’était dans le jardin de ***; le ciel, quoiqu’il fit tout à fait nuit, avait une clarté presque égale à celle du plus beau jour; il était si profond et si transparent que le regard pénétrait aisément jusqu’à Dieu. Il me semblait voir flotter les derniers plis de la robe des anges sur les blanches sinuosités du chemin de saint Jacques. La lune était levée, mais un grand arbre la cachait entièrement; elle criblait son noir feuillage d’un million de petits trous lumineux, et y attachait plus de paillettes que n’en eut jamais l’éventail d’une marquise. Un silence plein de bruits et de soupirs étouffés se faisait entendre par tout le jardin (ceci ressemble peut-être à du pathos, mais ce n’est pas ma faute); quoique je ne visse rien que la lueur bleue de la lune, il me semblait être entouré d’une population de fantômes inconnus et adorés, et je ne me sentais pas seul, bien qu’il n’y eût plus que moi sur la terrasse. – Je ne pensais pas, je ne rêvais pas, j’étais confondu avec la nature qui m’environnait, je me sentais frissonner avec le feuillage, miroiter avec l’eau, reluire avec le rayon, m’épanouir avec la fleur; je n’étais pas plus moi que l’arbre, l’eau ou la belle-de-nuit. J’étais tout cela, et je ne crois pas qu’il soit possible d’être plus absent de soi-même que je l’étais à cet instant-là. Tout à coup, comme s’il allait arriver quelque chose d’extraordinaire, la feuille s’arrêta au bout de la branche, la goutte d’eau de la fontaine resta suspendue en l’air et n’acheva pas de tomber. Le filet d’argent, parti du bord de la lune, demeura en chemin: mon cœur seul battait avec une telle sonorité qu’il me semblait remplir de bruit tout ce grand espace. – Mon cœur cessa de battre, et il se fit un tel silence que l’on eût entendu pousser l’herbe et prononcer un mot tout bas à deux cents lieues. Alors le rossignol, qui probablement n’attendait que cet instant pour commencer à chanter, fit jaillir de son petit gosier une note tellement aiguë et éclatante que je l’entendis par la poitrine autant que par les oreilles. Le son se répandit subitement dans ce ciel cristallin, vide de bruits, et y fit une atmosphère harmonieuse, où les autres notes qui le suivirent voltigeaient en battant des ailes. – Je comprenais parfaitement ce qu’il disait, comme si j’eusse eu le secret du langage des oiseaux. C’était l’histoire des amours que je n’ai pas eues que chantait ce rossignol. Jamais histoire n’a été plus exacte et plus vraie. Il n’omettait pas le plus petit détail, la plus imperceptible nuance. Il me disait ce que je n’avais pas pu me dire, il m’expliquait ce que je n’avais pu comprendre; il donnait une voix à ma rêverie, et faisait répondre le fantôme jusqu’alors muet. Je savais que j’étais aimé, et la roulade la plus langoureusement filée m’apprenait que je serais heureux bientôt. Il me semblait voir à travers les trilles de son chant et sous la pluie de notes s’étendre vers moi, dans un rayon de lune, les bras blancs de ma bien-aimée. Elle s’élevait lentement avec le parfum du cœur d’une large rose à cent feuilles. – Je n’essayerai pas de te décrire sa beauté. Il est des choses auxquelles les mots se refusent. Comment dire l’indicible? comment peindre ce qui n’a ni forme ni couleur? comment noter une voix sans timbre et sans paroles?
– Jamais je n’ai eu tant d’amour dans le cœur; j’aurais pressé la nature sur mon sein, je serrais le vide entre mes bras comme si je les eusse refermés sur une taille de vierge; je donnais des baisers à l’air qui passait sur mes lèvres; je nageais dans les effluves qui sortaient de mon corps rayonnant. Ah! si Rosette se fût trouvée là! quel adorable galimatias je lui eusse débité! Mais les femmes ne savent jamais arriver à propos. – Le rossignol cessa de chanter; la lune, qui n’en pouvait plus de sommeil, tira sur ses yeux son bonnet de nuages, et moi je quittai le jardin; car le froid de la nuit commençait à me gagner.
Comme j’avais froid, je pensai tout naturellement que j’aurais plus chaud dans le lit de Rosette que dans le mien, et je fus couché avec elle. – J’entrai avec mon passe-partout, car tout le monde dormait dans la maison. – Rosette elle-même était endormie et j’eus la satisfaction de voir que c’était sur un volume, non coupé, de mes dernières poésies. Elle avait deux bras au-dessus de la tête, la bouche souriante et entrouverte, une jambe étendue et l’autre un peu repliée, dans une pose pleine de grâce et d’abandon; elle était si bien ainsi que je sentis un regret mortel de n’en pas être plus amoureux.
En la regardant, je songeai à cela, que j’étais aussi stupide qu’une autruche. J’avais ce que je désirais depuis si longtemps, une maîtresse à moi comme mon cheval et mon épée, jeune, jolie, amoureuse et spirituelle; – sans mère à grands principes, sans père décoré, sans tante revêche, sans frère spadassin, avec cet agrément ineffable d’un mari dûment scellé et cloué dans un beau cercueil de chêne doublé de plomb, le tout recouvert d’un gros quartier de pierre de taille, ce qui n’est pas à dédaigner; car, après tout, c’est un mince divertissement que d’être appréhendé au milieu d’un spasme voluptueux, et d’aller compléter sa sensation sur le pavé après avoir décrit un arc de 40 à 45 degrés, selon l’étage où l’on se trouve; – une maîtresse libre comme l’air des montagnes, et assez riche pour entrer dans les raffinements et les élégances les plus exquises, n’ayant d’ailleurs aucune espèce d’idée morale, ne vous parlant jamais de sa vertu tout en essayant une nouvelle posture, ni de sa réputation non plus que si elle n’en avait jamais eu, ne voyant intimement aucune femme, et les méprisant toutes presque autant que si elle était un homme, faisant fort peu de cas du platonisme et ne s’en cachant point, et toutefois mettant toujours le cœur de la partie; – une femme qui, si elle avait été posée dans une autre sphère, serait indubitablement devenue la plus admirable courtisane du monde, et aurait fait pâlir la gloire des Aspasies et des Impérias!
Or, cette femme ainsi faite était à moi. – J’en faisais ce que je voulais; j’avais la clef de sa chambre et de son tiroir; je décachetais ses lettres; je lui avais ôté son nom et je lui en avais donné un autre. C’était ma chose, ma propriété. Sa jeunesse, sa beauté, son amour, tout cela m’appartenait, j’en usais, j’en abusais. Je la faisais coucher dans le jour et se lever la nuit, si la fantaisie m’en prenait, et elle obéissait simplement et sans avoir l’air de me faire un sacrifice, et sans prendre de petits airs de victime résignée. – Elle était attentive, caressante, et, chose monstrueuse, exactement fidèle; – c’est-à-dire que si, il y a six mois, au temps où je me dolentais de ne pas avoir de maîtresse, on m’avait fait entrevoir, même lointainement, un pareil bonheur, j’en serais devenu fou de joie, et j’eusse envoyé mon chapeau cogner le ciel en signe de réjouissance. Eh bien! maintenant que je l’ai, ce bonheur me laisse froid; je le sens à peine, je ne le sens pas, et la situation où je suis prend si peu sur moi que je doute souvent que j’en aie changé. – Je quitterais Rosette, j’en ai la conviction intime, qu’au bout d’un mois, peut-être de moins, je l’aurais si parfaitement et si soigneusement oubliée que je ne saurais plus si je l’ai connue ou non! En fera-t-elle autant de son côté? – Je crois que non.