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N’est-il pas singulier que moi, qui suis encore aux mois les plus blonds de l’adolescence, qui, loin d’avoir abusé de tout, n’ai pas même usé des choses les plus simples, j’en sois venu à ce degré de blasement de n’être plus chatouillé que par le bizarre ou le difficile?

La satiété suit le plaisir, c’est une loi naturelle et qui se conçoit. – Qu’un homme qui a mangé à un festin de tous les plats et en grande quantité n’ait plus faim et cherche à réveiller son palais endormi par les mille flèches des épices ou des vins irritants, rien n’est plus facile à expliquer; mais qu’un homme qui ne fait que s’asseoir à table, et qui à peine a goûté des premiers mets soit pris déjà de ce dégoût superbe, ne puisse toucher sans vomir qu’aux plats d’une saveur extrême et n’aime que les viandes faisandées, les fromages jaspés de bleu, les truffes et les vins qui sentent la pierre à fusil, c’est un phénomène qui ne peut résulter que d’une organisation particulière; c’est comme un enfant de six mois qui trouverait le lait de sa nourrice fade et qui ne voudrait téter que de l’eau-de-vie. – Je suis aussi las que si j’avais exécuté toutes les prodigiosités de Sardanapale, et cependant ma vie a été fort chaste et tranquille en apparence: c’est une erreur de croire que la possession soit la seule route qui mène à la satiété. On y arrive aussi par le désir, et l’abstinence use plus que l’excès. – Un désir tel que le mien est quelque chose d’autrement fatigant que la possession. Son regard parcourt et pénètre l’objet qu’il veut avoir et qui rayonne au-dessus de lui plus promptement et plus profondément que s’il y touchait: qu’est-ce que l’usage lui apprendrait de plus? quelle expérience peut équivaloir à cette contemplation constante et passionnée?

J’ai traversé tant de choses, quoique j’aie fait le tour de bien peu, qu’il n’y a plus que les sommets les plus escarpés qui me tentent. – Je suis attaqué de cette maladie qui prend aux peuples et aux hommes puissants dans leur vieillesse: – l’impossible. – Tout ce que je peux faire n’a pas le moindre attrait pour moi. – Tibère, Caligula, Néron, grands Romains de l’empire, ô vous que l’on a si mal compris, et que la meute des rhéteurs poursuit de ses aboiements, je souffre de votre mal et je vous plains de tout ce qui me reste de pitié! Moi aussi je voudrais bâtir un pont sur la mer et paver les flots; j’ai rêvé de brûler des villes pour illuminer mes fêtes; j’ai souhaité d’être femme pour connaître de nouvelles voluptés. – Ta maison dorée, ô Néron! n’est qu’une étable fangeuse à côté du palais que je me suis élevé; ma garde-robe est mieux montée que la tienne, Héliogabale, et bien autrement splendide. – Mes cirques sont plus rugissants et plus sanglants que les vôtres, mes parfums plus âcres et plus pénétrants, mes esclaves plus nombreux et mieux faits; j’ai aussi attelé à mon char des courtisanes nues, j’ai marché sur les hommes d’un talon aussi dédaigneux que vous. – Colosses du monde antique, il bat sous mes faibles côtés un cœur aussi grand que le vôtre, et, à votre place, ce que vous avez fait je l’aurais fait et peut-être davantage. Que de Babels j’ai entassées les unes sur les autres pour atteindre le ciel, souffleter les étoiles et cracher de là sur la création! Pourquoi donc ne suis-je pas Dieu, – puisque je ne puis être homme?

Oh! je crois qu’il faudra cent mille siècles de néant pour me reposer de la fatigue de ces vingt années de vie -Dieu du ciel, quelle pierre roulerez-vous sur moi? dans quelle ombre me plongerez-vous? à quel Léthé me ferez-vous boire? sous quelle montagne enterrerez-vous le Titan? Suis-je destiné à souffler un volcan par ma bouche et à faire des tremblements de terre en me changeant de côté?

Quand je pense à cela, que je suis né d’une mère si douce, si résignée, de goûts et de mœurs si simples, je suis tout surpris de ne pas avoir fait éclater son ventre quand elle me portait. Comment se fait-il qu’aucune de ses pensées, calmes et pures, n’ait passé dans mon corps avec le sang qu’elle m’a transmis? et pourquoi faut-il que je ne sois fils que de sa chair et non de son esprit? La colombe a fait un tigre qui voudrait pour proie à ses griffes la création tout entière.

J’ai vécu dans le milieu le plus calme et le plus chaste. Il est difficile de rêver une existence enchâssée aussi purement que la mienne. Mes années se sont écoulées, à l’ombre du fauteuil maternel, avec les petites sœurs et le chien de la maison. Je n’ai vu autour de moi que de bonnes têtes douces et tranquilles de vieux domestiques blanchis à notre service et en quelque sorte héréditaires, de parents ou d’amis graves et sentencieux, vêtus de noir, qui posaient leurs gants l’un après l’autre sur le bord de leur chapeau; quelques tantes d’un certain âge, grassouillettes, proprettes, discrètes, avec du linge éblouissant, des jupes grises, des mitaines de filet, et les mains sur la ceinture comme des personnes qui sont de religion; des meubles sévères jusqu’à la tristesse, des boiseries de chêne nu, des tentures de cuir, tout un intérieur d’une couleur sobre et étouffée, comme en ont fait certains maîtres flamands. – Le jardin était humide et sombre; le buis qui en dessinait les compartiments, le lierre qui recouvrait les murs et quelques sapins aux bras pelés étaient chargés d’y représenter de la verdure et y réussissaient assez mal; la maison de briques, avec un toit très haut, quoique spacieuse et en bon état, avait quelque chose de morne et d’assoupi. – Certes, rien n’était propre à une vie séparée, austère et mélancolique, comme une pareille habitation. Il semblait impossible que tous les enfants élevés dans une telle maison ne finissent pas par se faire prêtres ou religieuses: eh bien! dans cette atmosphère de pureté et de repos, sous cette ombre et ce recueillement, je me pourrissais petit à petit, et sans qu’il en parût rien, comme une nèfle sur la paille. Au sein de cette famille honnête, pieuse, sainte, j’étais parvenu à un degré de dépravation horrible. – Ce n’était pas le contact du monde, puisque je ne l’avais pas vu; ni le feu des passions, puisque je transissais sous la sueur glacée qui suintait de ces braves murailles. – Le ver ne s’était pas traîné du cœur d’un autre fruit à mon cœur. Il était éclos de lui-même au plus plein de ma pulpe qu’il avait rongée et sillonnée en tous sens: en dehors rien ne paraissait et ne m’avertissait que je fusse gâté. Je n’avais ni tache ni piqûre; mais j’étais tout creux par dedans, et il ne me restait qu’une mince pellicule, brillamment colorée, que le moindre choc eût crevée. – N’est-ce pas là une chose inexplicable qu’un enfant né de parents vertueux, élevé avec soin et discrétion, tenu loin de toute chose mauvaise, se pervertisse tout seul à un tel point, et arrive où j’en suis arrivé? Je suis sûr qu’en remontant jusqu’à là sixième génération, on ne retrouverait pas parmi mes ancêtres un seul atome pareil à ceux dont je suis formé. Je ne suis pas de ma famille; je ne suis pas une branche de ce noble tronc, mais un champignon vénéneux poussé par quelque lourde nuit d’orage entre ses racines moussues; et pourtant personne n’a eu plus d’aspirations et d’élans vers le beau que moi, personne n’a essayé plus opiniâtrement de déployer ses ailes; mais chaque tentative a rendu ma chute plus profonde, et ce qui devait me sauver m’a perdu.