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ROSETTE. – Précisément.

THEODORE. – Et qui m’a regardé avec tant d’attention.

ROSETTE. – Lui-même.

THEODORE. – Il est assez bien. – Et il ne m’a pas fait oublier?

ROSETTE. – Non. Vous n’êtes pas malheureusement de ceux qu’on oublie.

THEODORE. – Il vous aime fort sans doute?

ROSETTE. – Je ne sais trop. – Il y a des moments où l’on croirait qu’il m’aime beaucoup; mais au fond il ne m’aime pas, et il n’est pas loin de me haïr, car il m’en veut de ce qu’il ne peut m’aimer. – Il a fait comme plusieurs autres plus expérimentés que lui; il a pris un goût vif pour de la passion, et s’est trouvé tout surpris et tout désappointé quand son désir a été assouvi. – C’est une erreur que, parce que l’on a couché ensemble, on se doit réciproquement adorer.

THEODORE. – Et que comptez-vous faire de ce susdit amoureux qui ne l’est pas?

ROSETTE. – Ce qu’on fait des anciens quartiers de lune ou des modes de l’an passé. – Il n’est pas assez fort pour me quitter le premier, et, quoiqu’il ne m’aime pas dans le sens véritable du mot, il tient à moi par une habitude de plaisir, et ce sont celles-là qui sont les plus difficiles à rompre. – Si je ne l’aide pas, il est capable de s’ennuyer consciencieusement avec moi jusqu’au jour du jugement dernier, et même au-delà; car il a en lui le germe de toutes les nobles qualités; et les fleurs de son âme ne demandent qu’à s’épanouir au soleil de l’éternel amour. – Réellement, je suis fâchée de n’avoir pas été le rayon pour lui. – De tous mes amants que je n’ai pas aimés, c’est celui que j’aime le plus; – et, si je n’étais aussi bonne que je le suis, je ne lui rendrais pas sa liberté, et je le garderais encore. – C’est ce que je ne ferai pas; – j’achève en ce moment-ci de l’user.

THEODORE. – Combien cela durera-t-il?

ROSETTE. – Quinze jours, trois semaines, mais à coup sûr moins que cela n’eût duré si vous n’étiez pas venu. – Je sais que je ne serai jamais votre maîtresse. – Il y a, dites-vous, pour cela une raison inconnue à laquelle je me rendrais s’il vous était permis de me la révéler. Ainsi donc toute espérance de ce côté me doit être interdite, et cependant je ne puis me résoudre à être la maîtresse d’un autre quand vous êtes là: il me semble que c’est une profanation, et que je n’ai plus le droit de vous aimer.

THEODORE. – Gardez celui-ci pour l’amour de moi.

ROSETTE – Si cela vous fait plaisir, je le ferai. – Ah! si vous avez pu être à moi, combien ma vie eût été différente de ce qu’elle a été! – Le monde a une bien fausse idée de moi, et j’aurai passé sans que nul se soit douté de ce que j’étais, – excepté vous, Théodore, le seul qui m’ayez comprise, et qui m’ayez été cruel. – Je n’ai jamais désiré que vous pour amant, et je ne vous ai pas eu. – Si vous m’aviez aimée, ô Théodore! j’aurais été vertueuse et chaste, j’aurais été digne de vous: au lieu de cela, je laisserai (si quelqu’un se souvient de moi) la réputation d’une femme galante, d’une espèce de courtisane qui n’avait de différent de celle du ruisseau que le rang et la fortune. – J’étais née avec les plus hautes inclinations; mais rien ne déprave comme de ne pas être aimée. – Beaucoup me méprisent qui ne savent pas ce qu’il m’a fallu souffrir pour arriver où j’en suis. – Étant sûre de ne jamais appartenir à celui que je préférais entre tous, je me suis laissée aller au courant, je n’ai pas pris la peine de défendre un corps qui ne pouvait être à vous. – Pour mon cœur, personne ne l’a eu et ne l’aura jamais. – Il est à vous, quoique vous l’ayez brisé; – et, différente de la plupart des femmes qui se croient honnêtes, pourvu qu’elles n’aient pas passé d’un lit dans un autre, quoique j’aie prostitué ma chair, j’ai toujours été fidèle d’âme et de cœur à votre pensée. – Au moins, j’aurai fait quelques heureux, j’aurai envoyé danser autour de quelques chevets de blanches illusions. J’ai trompé innocemment plus d’un noble cœur; j’ai été si misérable d’être rebutée par vous que j’ai toujours été épouvantée à l’idée de faire subir un pareil supplice à quelqu’un. – C’est le seul motif de bien des aventures qu’on a attribuées à un pur esprit de libertinage! – Moi! du libertinage! Ô monde! – Si vous saviez, Théodore, combien il est profondément douloureux de sentir qu’on a manqué sa vie, que l’on a passé à côté de son bonheur, de voir que tout le monde se méprend sur votre compte et qu’il est impossible de faire changer l’opinion qu’on a de vous, que vos plus belles qualités sont tournées en défaut, vos plus pures essences en noirs poisons, qu’il n’a transpiré de vous que ce que vous aviez de mauvais; d’avoir trouvé les portes toujours ouvertes pour vos vices et toujours fermées pour vos vertus, et de n’avoir pu amener à bien, parmi tant de ciguës et d’aconits, un seul lis ou une seule rose! vous ne savez pas cela, Théodore.

THEODORE. – Hélas! hélas! ce que vous dites là, Rosette, est l’histoire de tout le monde; la meilleure partie de nous est celle qui reste en nous, et que nous ne pouvons produire. – Les poètes sont ainsi. – Leur plus beau poème est celui qu’ils n’ont pas écrit; ils emportent plus de poèmes dans la bière qu’ils n’en laissent dans leur bibliothèque.

ROSETTE. – J’emporterai mon poème avec moi.

THEODORE. – Et moi, le mien. – Qui n’en a fait un dans sa vie? qui est assez heureux ou assez malheureux pour n’avoir pas composé le sien dans sa tête ou dans son cœur? – Des bourreaux en ont peut-être fait qui sont tout humides des pleurs de la plus douce sensibilité; des poètes en ont peut-être fait aussi qui eussent convenu à des bourreaux, tant ils sont rouges et monstrueux.

ROSETTE. – Oui. – On pourrait mettre des roses blanches sur ma tombe. – J’ai eu dix amants, – mais je suis vierge, et mourrai vierge. Bien des vierges, sur les fosses desquelles il neige à perpétuité du jasmin et des fleurs d’oranger, étaient de véritables Messalines.

THEODORE. – Je sais ce que vous valez, Rosette.

ROSETTE. – Vous seul au monde avez vu ce que je suis; car vous m’avez vue sous le coup d’un amour bien vrai et bien profond, puisqu’il est sans espoir; et qui n’a pas vu une femme amoureuse ne peut pas dire ce qu’elle est; c’est ce qui me console dans mes amertumes.

THEODORE. – Et que pense de vous ce jeune homme qui, aux yeux du monde, est aujourd’hui votre amant?

ROSETTE. – La pensée d’un amant est un gouffre plus profond que la baie de Portugal, et il est bien difficile de dire ce qu’il y a au fond d’un homme; la sonde serait attachée à une corde de cent mille toises de longueur, et on la déviderait jusqu’au bout, qu’elle filerait toujours sans rien rencontrer qui l’arrêtât. Cependant j’ai touché quelquefois le fond de celui-ci en quelques endroits, et le plomb a rapporté tantôt de la boue, tantôt de beaux coquillages, mais le plus souvent de la boue et des débris de coraux mêlés ensemble. – Quant à son opinion sur moi, elle a beaucoup varié; il a commencé d’abord par où les autres finissent, il m’a méprisée; les jeunes gens qui ont l’imagination vive sont sujets à cela. – Il y a toujours une chute énorme dans le premier pas qu’ils font, et le passage de leur chimère à la réalité ne peut se faire sans secousse. – Il me méprisait, et je l’amusais; maintenant il m’estime, et je l’ennuie. – Aux premiers jours de notre liaison, il n’a vu dans moi que le côté banal, et je pense que la certitude de ne pas éprouver de résistance était pour beaucoup dans sa détermination. Il paraissait extrêmement empressé d’avoir une affaire, et je crus d’abord que c’était une de ces plénitudes de cœur qui ne cherchent qu’à déborder, un de ces amours vagues que l’on a dans le mois de mai de la jeunesse, et qui font qu’à défaut de femmes on entourerait les troncs d’arbres avec ses bras, et qu’on embrasserait les fleurs et le gazon des prairies. – Mais ce n’était pas cela; – il ne passait à travers moi que pour arriver à autre chose. J’étais un chemin pour lui, et non un but. – Sous les fraîches apparences de ses vingt ans, sous le premier duvet de l’adolescence, il cachait une corruption profonde. Il était piqué au cœur; – c’était un fruit qui ne renfermait que de la cendre. Dans ce corps jeune et vigoureux s’agitait une âme aussi vieille que Saturne, – une âme aussi incurablement malheureuse qu’il en fut jamais. – Je vous avoue, Théodore, que je fus effrayé et que le vertige faillit me prendre en me penchant sur les noires profondeurs de cette existence. – Vos douleurs et les miennes ne sont rien, comparées à celles-là. – Si je l’avais plus aimé, je l’aurais tué. – Quelque chose l’attire et l’appelle invinciblement qui n’est pas de ce monde ni en ce monde, et il ne peut avoir de repos ni jour ni nuit; et, comme l’héliotrope dans une cave, il se tord pour se tourner vers le soleil qu’il ne voit pas. – C’est un de ces hommes dont l’âme n’a pas été trempée assez complètement dans les eaux du Léthé avant d’être liée à son corps, et qui garde du ciel dont elle vient des réminiscences d’éternelle beauté qui la travaillent et la tourmentent, qui se souvient qu’elle a eu des ailes, et qui n’a plus que des pieds. – Si j’étais Dieu, je priverais de poésie pendant deux éternités l’ange coupable d’une pareille négligence. – Au lieu d’avoir à bâtir un château de cartes brillamment coloriées pour abriter pendant un printemps une blonde et jeune fantaisie, il fallait élever une tour plus haute que les huit temples superposés de Bélus. – Je n’étais pas de force, je fis semblant de ne pas l’avoir compris, et je le laissai ramper sur ses ailes et chercher un sommet d’où il pût s’élancer dans l’espace immense. – Il croit que je n’ai rien aperçu de tout cela, parce que je me suis prêtée à tous ses caprices sans avoir l’air d’en soupçonner le but. – J’ai voulu, ne pouvant le guérir, et j’espère qu’il m’en sera un jour tenu compte devant Dieu, lui donner au moins ce bonheur de croire qu’il avait été passionnément aimé. Il m’inspirait assez de pitié et d’intérêt pour aisément pouvoir prendre avec lui un ton et des manières assez tendres pour lui faire illusion. J’ai joué mon rôle en comédienne consommée; j’ai été enjouée et mélancolique, sensible et voluptueuse; j’ai feint des inquiétudes et des jalousies; j’ai versé de fausses larmes, et j’ai appelé sur mes lèvres des essaims de sourires composés. – J’ai paré ce mannequin d’amour des plus brillantes étoffes; je l’ai fait promener dans les allées de mes parcs; j’ai invité tous mes oiseaux à chanter sur son passage, et toutes mes fleurs dahlias et daturas à le saluer en inclinant la tête; je lui ai fait traverser mon lac sur le dos argenté de mon cygne chéri; je me suis cachée dedans, et je lui ai prêté ma voix, mon esprit, ma beauté, ma jeunesse, et je lui ai donné une apparence si séduisante que la réalité ne valait pas mon mensonge. Quand le temps sera venu de briser en éclats cette creuse statue, je le ferai de manière à ce qu’il croie que tout le tort est de mon côté et à lui en épargner le remords. – C’est moi qui donnerai le coup d’épinglé par où doit s’échapper le vent dont ce ballon est plein. – N’est-ce pas là une sainte prostitution et une honorable tromperie? J’ai dans une urne de cristal quelques larmes que j’ai recueillies au moment où elles allaient tomber. – Voilà mon écrin et mes diamants, et je les présenterai à l’ange qui me viendra prendre pour m’emmener à Dieu.