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Théodore s’assit au pied du lit de Rosette, car d’Albert avait pris place du côté du chevet, par droit de premier arrivé; la conversation flotta quelque temps de sujet en sujet, très spirituelle, très gaie et très vive, et c’est pourquoi nous n’en rendrons pas compte; nous craindrions qu’elle ne perdît trop à être transcrite. L’air, le ton, le feu des paroles et des gestes, les mille manières de prononcer un mot, tout cet esprit, semblable à de la mousse de vin de Champagne qui pétille et s’évapore sur-le-champ, sont des choses qu’il est impossible de fixer et de reproduire. C’est une lacune que nous laissons à remplir au lecteur, et dont il s’acquittera assurément mieux que nous; qu’il imagine à cette place cinq ou six pages remplies de tout ce qu’il y a de plus fin, de plus capricieux, de plus curieusement fantasque, de plus élégant et de plus pailleté.

Nous savons bien que nous usons ici d’un artifice qui rappelle un peu celui de Timanthe, qui, désespérant de pouvoir bien rendre la figure d’Agamemnon, lui jeta une draperie sur la tête; mais nous aimons mieux être timide qu’imprudent.

Il ne serait peut-être pas hors de propos de chercher les motifs pour lesquels d’Albert s’était levé si matin, et quel aiguillon l’avait poussé à venir chez Rosette d’aussi bonne heure que s’il en eût encore été amoureux, – il y a apparence que c’était un petit mouvement de jalousie sourde et inavouée. Assurément il ne tenait pas beaucoup à Rosette, et il eût même été fort aise d’en être débarrassé, – mais au moins il voulait la quitter lui-même et ne pas en être quitté, chose qui blesse toujours profondément l’orgueil d’un homme, si bien éteinte d’ailleurs que soit sa première flamme. – Théodore était si beau cavalier qu’il était difficile de le voir survenir dans une liaison sans appréhender ce qui en effet était déjà arrivé bien des fois, c’est-à-dire que tous les yeux ne se tournassent de son côté et que les cœurs ne suivissent les yeux; et chose singulière, quoiqu’il eût enlevé bien des femmes, aucun amant n’avait gardé ce long ressentiment que l’on a d’ordinaire pour les personnes qui vous ont supplanté. Il y avait dans toutes ses façons un charme si vainqueur, une grâce si naturelle, quelque chose de si doux et de si fier que les hommes mêmes y étaient sensibles. D’Albert, qui était venu chez Rosette avec l’envie de parler fort sèchement à Théodore, s’il l’y rencontrait, fut tout surpris de ne pas se sentir en sa présence le moindre mouvement de colère, et de se laisser aller avec autant de facilité aux avances qu’il lui fit. – Au bout d’une demi-heure, vous eussiez dit deux amis d’enfance, et pourtant d’Albert était intimement convaincu que, si jamais Rosette devait aimer, ce serait cet homme, et il avait tout lieu d’être jaloux, pour l’avenir du moins, car pour le présent il ne supposait rien encore; qu’eût-ce été, s’il avait vu la belle en peignoir blanc se glisser comme un papillon de nuit sur un rayon de lune dans la chambre du beau jeune homme, et n’en sortir que trois ou quatre heures après avec des précautions mystérieuses? Il eût pu, en vérité, se croire plus malheureux qu’il ne l’était, car ce sont de ces choses que l’on ne voit guère, qu’une jolie femme amoureuse qui sort de la chambre d’un cavalier non moins joli exactement comme elle y était entrée.

Rosette écoutait Théodore avec beaucoup d’attention et comme on écoute quelqu’un qu’on aime; mais ce qu’il disait était si amusant et si varié que cette attention n’avait rien que de naturel et s’expliquait facilement. – Aussi d’Albert n’en prit-il pas autrement d’ombrage. Le ton de Théodore envers Rosette était poli, amical, mais rien de plus.

– Que ferons-nous aujourd’hui, Théodore? dit Rosette: – si nous allions nous promener en bateau? que vous en semble? ou si nous allions à la chasse?

– Allons à la chasse, cela est moins mélancolique que de glisser sur l’eau côte à côte avec quelque cygne ennuyé et de plier les feuilles de nénuphar à droite et à gauche, – n’est-ce pas votre avis, d’Albert?

– J’aimerais peut-être autant me laisser couler dans le batelet au fil de la rivière que de galoper éperdument à la poursuite d’une pauvre bête; mais où que vous alliez, j’irai; il ne s’agit maintenant que de laisser madame Rosette se lever, et d’aller prendre un costume convenable. – Rosette fit un signe d’assentiment, et sonna pour qu’on la vînt lever. Les deux jeunes gens s’en allèrent bras dessus bras dessous, et il était facile de conjecturer, à les voir si bien ensemble, que l’un était l’amant en pied et l’autre l’amant aimé de la même personne.

Tout le monde fut bientôt prêt. D’Albert et Théodore étaient déjà à cheval dans la première cour, quand Rosette, en habit d’amazone, parut sur les premières marches du perron. Elle avait sous ce costume un petit air allègre et délibéré qui lui allait on ne peut pas mieux: elle sauta sur la selle avec sa prestesse ordinaire, et donna un coup de houssine à son cheval qui parut comme un trait. D’Albert piqua des deux et l’eut bientôt rejointe. – Théodore les laissa prendre quelque avance, étant sûr de les rattraper dès qu’il le voudrait. – Il semblait attendre quelque chose, et se retournait souvent du côté du château.

– Théodore! Théodore! arrivez donc! est-ce que vous êtes monté sur un cheval de bois? lui cria Rosette.

Théodore fit prendre un temps de galop à sa bête et diminua la distance qui le séparait de Rosette, sans toutefois la faire disparaître.

Il regarda encore du côté du château, qu’on commençait à perdre de vue; un petit tourbillon de poussière, dans lequel s’agitait très vivement quelque chose qu’on ne pouvait encore discerner, parut au bout du chemin. – En quelques instants le tourbillon fut à côté de Théodore, et laissa voir, en s’entrouvrant comme les nuées classiques de l’Iliade, la figure rose et fraîche du page mystérieux.

– Théodore, allons donc! cria une seconde fois Rosette, donnez donc de l’éperon à votre tortue et venez à côté de nous.

Théodore lâcha la bride à son cheval qui piaffait et se cabrait d’impatience, et en quelques secondes il eut dépassé de plusieurs têtes d’Albert et Rosette.

– Qui m’aime me suive, dit Théodore en sautant une barrière de quatre pieds de haut. Eh bien! monsieur le poète, dit-il quand il fut de l’autre côté, – vous ne sautez pas? votre monture est pourtant ailée, à ce qu’on dit.

– Ma foi, j’aime mieux faire le tour; je n’ai qu’une tête à casser, après tout; si j’en avais plusieurs, j’essayerais, répondit d’Albert en souriant.

– Personne ne m’aime donc, puisque personne ne me suit, dit Théodore en faisant descendre encore plus que de coutume les coins arqués de sa bouche. Le petit page leva sur lui ses grands yeux bleus d’un air de reproche, et rapprocha les deux talons du ventre de son cheval.

Le cheval fit un bon prodigieux.

– Si! quelqu’un, la barrière.

Rosette jeta sur l’enfant un regard singulier et rougit jusqu’aux yeux; puis, appliquant un furieux coup de cravache sur le cou de sa jument, elle franchit la traverse de bois vert pomme qui barrait l’allée.

– Et moi, Théodore, croyez-vous que je ne vous aime pas?

L’enfant lui lança une œillade oblique et en dessous et s’approcha de Théodore.

D’Albert était déjà au milieu de l’allée, vit rien de tout cela; car, depuis un temps immémorial, les pères, les maris et les amants sont en possession du privilège de ne rien voir.