– Isnabel, dit Théodore, vous êtes un fou, et vous, Rosette, une folle! Isnabel, vous n’avez pas pris assez de champ pour sauter, et vous, Rosette, vous avez manqué d’accrocher votre robe dans les poteaux. – Vous auriez pu vous tuer.
– Qu’importe? répliqua Rosette avec un son de voix si triste et si mélancolique qu’Isnabel lui pardonna d’avoir aussi sauté la barrière.
On chemina encore quelque temps, et l’on arriva au rond-point où se devaient trouver la meute et les piqueurs. Six arches, coupées à travers l’épaisseur de la foret, aboutissaient à une petite tour de pierre à six pans sur chacun desquels était gravé le nom de la route qui venait s’y terminer. Les arbres s’élevaient si haut qu’ils semblaient vouloir carder les nuages laineux et floconneux qu’une brise assez vive faisait flotter sur leurs cimes, une herbe haute et drue, des buissons impénétrables offraient des retraites et des forts au gibier, et la chasse promettait d’être heureuse. C’était une vraie forêt d’autrefois, avec de vieux chênes plus que séculaires et comme on n’en voit plus maintenant que l’on ne plante plus d’arbres, et qu’on n’a pas la patience d’attendre que ceux qui le sont soient poussés; une forêt héréditaire, plantée par les arrière-grands-pères pour les pères, par les pères pour les petits-fils, avec des allées d’une largeur prodigieuse, l’obélisque surmonté d’une boule, la fontaine de rocaille, la mare de rigueur, et les gardes poudrés à blanc, en culotte de peau jaune et en habit bleu de ciel; – une de ces forêts touffues et sombres où se détachent admirablement les croupes satinées et blanches des gros chevaux de Wouvermans et les larges pavillons de ces trompes à la Dampierre, que le Parrocel aime à faire rayonner au dos des piqueurs. – Une multitude de queues de chiens pareilles à des croissants ou à des serpes s’arrondissaient en frétillant dans un nuage poussiéreux. – On donna le signal, on découpla les chiens qui tendaient leur corde à s’étrangler, et la chasse commença. – Nous ne décrirons pas très exactement les détours et les crochets du cerf à travers la forêt; nous ne savons même pas très au juste si c’était un cerf dix cors, et, quelques recherches que nous ayons faites, nous n’avons pu nous en assurer, – ce qui est véritablement affligeant. – Néanmoins, nous pensons que dans une telle forêt, si antique, si ombreuse, si seigneuriale, il ne devait se trouver que des cerfs dix cors, et nous ne voyons pas pourquoi celui après lequel galopaient, sur des chevaux de différentes couleurs et non passibus œquis, les quatre principaux personnages de cet illustre roman n’en eût pas été un.
Le cerf courait comme un vrai cerf qu’il était, et une cinquantaine de chiens qu’il avait aux trousses n’étaient pas un médiocre éperon à sa vélocité naturelle. – La course était si rapide qu’on n’entendait que quelques rares abois.
Théodore, comme le mieux monté et le meilleur écuyer, talonnait la meute avec une ardeur incroyable. D’Albert le suivait de près. Rosette et le petit page Isnabel suivaient, séparés par un intervalle qui s’augmentait de minute en minute.
L’intervalle fut bientôt assez grand pour ne pouvoir plus espérer de rétablir l’équilibre.
– Si nous nous arrêtions un peu, dit Rosette, pour laisser souffler les chevaux? – La chasse va du côté de l’étang, et je sais un chemin de traverse par lequel nous pourrons arriver en même temps qu’eux.
Isnabel tira la bride de son petit cheval des montagnes, qui baissa la tête en secouant sur ses yeux les mèches pendantes de sa crinière, et se mit à creuser le sable avec ses ongles.
Ce petit cheval formait avec celui de Rosette le contraste le plus parfait; il était noir comme la nuit, l’autre d’un blanc de satin: il était tout hérissé et tout échevelé; l’autre avait la crinière nattée de bleu, la queue peignée et frisée. Le second avait l’air d’une licorne et le premier d’un barbet.
La même différence antithétique se faisait remarquer dans les maîtres et dans les montures. – Rosette avait les cheveux aussi noirs qu’Isnabel les avait blonds; ses sourcils étaient dessinés très nettement et d’une manière très apparente; ceux du page n’avaient guère plus de vigueur que sa peau et ressemblaient au duvet de la pêche. – La couleur de l’une était éclatante et solide comme la lumière du midi; le teint de l’autre avait les transparences et les rougeurs de l’aube naissante.
– Si nous tâchions maintenant de rattraper la chasse? dit Isnabel à Rosette; les chevaux ont eu le temps de reprendre haleine.
– Allons! répondit la jolie amazone, et ils se lancèrent au galop dans une allée transversale assez étroite qui conduisait à la mare; les deux bêtes couraient de front et en occupaient presque toute la largeur.
Du côté d’Isnabel, un arbre entortillé et noueux avançait une grosse branche comme un bras et semblait montrer le poing aux chevaucheurs. – L’enfant ne la vit pas.
– Prenez garde, cria Rosette, couchez-vous sur la selle! vous allez être désarçonné.
L’avis était donné trop tard; la branche frappa Isnabel au milieu du corps. La violence du coup lui fit perdre les étriers, et, son cheval continuant son galop et la branche étant trop forte pour ployer, il se trouva enlevé de la selle et tomba rudement en arrière.
L’enfant resta évanoui sur le coup. – Rosette, fort effrayée, se jeta à bas de sa bête et fut au page, qui ne donnait pas signe de vie.
Sa toque s’était détachée, et ses beaux cheveux blonds ruisselaient de toutes parts éparpillés sur le sable. – Ses petites mains ouvertes avaient l’air de mains de cire, tant elles étaient pâles: Rosette s’agenouilla auprès de lui et tâcha de le faire revenir. – Elle n’avait sur elle ni sels, ni flacon, et son embarras était grand. – Enfin elle avisa une ornière assez profonde où l’eau de pluie s’était amassée et clarifiée; elle y trempa ses doigts, au grand effroi d’une petite grenouille qui était la naïade de cette onde, et elle en secoua quelques gouttes sur les tempes bleuâtres du jeune page. – Il ne parut pas les sentir, et les perles d’eau roulaient au long de ses joues blanches comme les larmes d’une sylphide au long d’une feuille de lis. Rosette, pensant que ses habits le pouvaient gêner, déboucla sa ceinture, défit les boutons de son justaucorps et ouvrit sa chemise pour que sa poitrine pût jouer plus librement. – Rosette vit alors quelque chose qui aurait été pour un homme la plus agréable des surprises du monde, mais qui ne parut pas à beaucoup près lui faire plaisir, – car ses sourcils se rapprochèrent, et sa lèvre supérieure trembla légèrement, – c’est-à-dire une gorge très blanche, encore peu formée, mais qui fusait les plus admirables promesses, et tenait déjà beaucoup; une gorge ronde, polie, ivoirine, pour parler comme les ronsardisants, délicieuse à voir, plus délicieuse à baisser.
– Une femme! dit-elle, une femme! ah! Théodore! Isnabel, car nous lui conservons ce nom, quoique ce ne soit pas le sien, commença à respirer un peu, et souleva languissamment ses longues paupières; il n’était blessé en aucune sorte, mais seulement étourdi. – Il se mit bientôt sur son séant, et, avec l’aide de Rosette, il put se dresser sur ses pieds et remonter sur son cheval qui s’était arrêté dès qu’il n’avait plus senti son cavalier.
Ils s’en furent à petits pas jusqu’à la mare, où en effet ils, ou plutôt elles, retrouvèrent le reste de la chasse. Rosette raconta en peu de mots à Théodore ce qui venait de se passer. – Celui-ci changea plusieurs fois de couleur pendant le récit de Rosette, et tout le reste de la route tint son cheval à côté de celui d’Isnabel.