Ma haine est comme mon amour un sentiment confus et général qui cherche à se prendre à quelque chose et qui ne le peut; j’ai en moi un trésor de haine et d’amour dont je ne sais que faire et qui me pèse horriblement. Si je ne trouve à les répandre l’un ou l’autre ou tous les deux, je crèverai, et je me romprai comme ces sacs trop bourrés d’argent qui s’éventrent et se décousent. – Oh! si je pouvais abhorrer quelqu’un, si l’un de ces hommes stupides avec qui je vis pouvait m’insulter de façon à faire bouillonner dans mes veines glacées mon vieux sang de vipère, et me faire sortir de cette morne somnolence où je croupis; si tu me mordais à la joue avec tes dents de rat et que tu me communiquasses ton venin et ta rage, vieille sorcière au chef branlant; si la mort de quelqu’un pouvait être ma vie; – si le dernier battement du cœur d’un ennemi se tordant sous mon pied pouvait faire passer dans ma chevelure des frissons délicieux, et si l’odeur de son sang devenait plus douce à mes narines altérées que l’arôme des fleurs, oh! que volontiers je renoncerais à l’amour, et que je m’estimerais heureux!
Étreintes mortelles, morsures de tigre, enlacements de boa, pieds d’éléphant posés sur une poitrine qui craque et s’aplatit, queue acérée du scorpion, jus laiteux de l’euphorbe, kriss ondulés du Javan, lames qui brillez la nuit, et vous éteignez dans le sang, c’est vous qui remplacerez pour moi les roses effeuillées, les baisers humides et les enlacements de l’amour!
Je n’aime rien, ai-je dit, hélas! j’ai peur maintenant d’aimer quelque chose. – Il vaudrait cent mille fois mieux haïr que d’aimer comme cela! – Le type de beauté que je rêvais depuis si longtemps, je l’ai rencontré. – J’ai trouvé le corps de mon fantôme; je l’ai vu, il m’a parlé, je lui ai touché la main, il existe; ce n’est pas une chimère. Je savais bien que je ne pouvais me tromper, et que mes pressentiments ne mentaient jamais. – Oui, Silvio, je suis à côté du rêve de ma vie; – ma chambre est ici, la sienne est là; je vois trembler d’ici le rideau de sa fenêtre et la lumière de sa lampe. Son ombre vient de passer sur le rideau: dans une heure nous allons souper ensemble.
Ces belles paupières turques, ce regard limpide et profond, cette chaude couleur d’ambre pâle, ces longs cheveux noirs lustrés, ce nez d’une coupe fine et fière, ces emmanchements et ces extrémités délices et sveltes à la manière du Parmeginiano, ces délicates sinuosités, cette pureté d’ovale qui donnent tant d’élégance et d’aristocratie à une tête, tout ce que je voulais, ce que j’aurais été heureux de trouver disséminé dans cinq ou six personnes, j’ai tout cela réuni dans une seule personne!
Ce que j’adore le plus entre toutes les choses du monde, – c’est une belle main. – Si tu voyais la sienne! quelle perfection! comme elle est d’une blancheur vivace! quelle mollesse de peau! quelle pénétrante moiteur! comme le bout de ses doigts est admirablement effilé! comme l’œil de ses ongles se dessine nettement! quel poli et quel éclat! on dirait des feuilles intérieures d’une rose, – les mains d’Anne d’Autriche, si vantées, si célébrées, ne sont, à celles-là, que des mains de gardeuse de dindons ou de laveuse de vaisselle. – Et puis quelle grâce, quel art dans les moindres mouvements de cette main! comme ce petit doigt se replie gracieusement et se tient un peu écarté de ses grands frères! – La pensée de cette main me rend fou, et fait frémir et brûler mes lèvres. – Je ferme les yeux pour ne plus la voir; mais du bout de ses doigts délicats elle me prend les cils et m’ouvre les paupières, fait passer devant moi mille visions d’ivoire et de neige.
Ah! sans doute, c’est la griffe de Satan qui s’est gantée de cette peau de satin; – c’est quelque démon railleur qui se joue de moi; – il y a ici du sortilège. – C’est trop monstrueusement impossible.
Cette main… Je m’en vais partir en Italie voir les tableaux des grands maîtres, étudier, comparer, dessiner, devenir un peintre enfin, pour la pouvoir rendre comme elle est, comme je la vois, comme je la sens; ce sera peut-être un moyen de me débarrasser de cette espèce d’obsession.
J’ai désiré la beauté; je ne savais pas ce que je demandais. – C’est vouloir regarder le soleil sans paupières, c’est vouloir toucher la flamme. – Je souffre horriblement. – Ne pouvoir s’assimiler cette perfection, ne pouvoir passer dans elle et la faire passer en soi, n’avoir aucun moyen de la rendre et de la faire sentir! – Quand je vois quelque chose de beau, je voudrais le toucher de tout moi-même, partout et en même temps. Je voudrais le chanter et le peindre, le sculpter et l’écrire, en être aimé comme je l’aime; je voudrais ce qui ne se peut pas et ce qui ne se pourra jamais.
Ta lettre m’a fait mal, – bien mal, moi ce que je te dis là. – Tout ce bonheur calme et pur dont tu jouis, ces promenades dans les bois rougissants, – ces longues causeries, si tendres et si intimes, qui se terminent par un chaste baiser sur le front; cette vie séparée et sereine; ces jours, si vite passés que la nuit vous semble avancer, me font encore trouver plus tempétueuses les agitations intérieures où je vis. – Ainsi donc vous devez vous marier dans deux mois; tous les obstacles sont levés, vous êtes sûrs maintenant de vous appartenir à tout jamais. Votre félicité présente s’augmente de toute votre félicité future. Vous êtes heureux, et vous avez la certitude d’être plus heureux bientôt. – Quel sort que le vôtre! – Ton amie est belle, mais ce que tu as aimé en elle, ce n’est pas la beauté morte et palpable, la beauté matérielle, c’est la beauté invisible et éternelle, la beauté qui ne vieillit point, la beauté de l’âme. – Elle est pleine de grâce et de candeur; elle t’aime comme savent aimer ces âmes-là. – Tu n’as pas cherché si l’or de ses cheveux se rapprochait pour le ton des chevelures de Rubens et du Giorgione; mais ils t’ont plu, parce que c’étaient ses cheveux. Je parie bien, heureux amant que tu es, que tu ne sais pas seulement si le type de ta maîtresse est grec ou asiatique, anglais ou italien. – Ô Silvio! combien sont rares les cœurs qui se contentent de l’amour pur et simple et qui ne souhaitent ni ermitage dans les forêts, ni jardin dans une île du lac Majeur.
Si j’avais le courage de m’arracher d’ici, j’irais passer un mois avec vous; peut-être me purifierais-je à l’air que vous respirez, peut-être l’ombre de vos allées jetterait-elle un peu de fraîcheur à mon front brûlant; mais non, c’est un paradis où je ne dois pas mettre le pied. – À peine doit-il m’être permis de regarder de loin, et par-dessus le mur, les deux beaux anges qui s’y promènent la main dans la main, les yeux sur les yeux. Le démon ne peut entrer dans l’Eden que sous la forme d’un serpent, et, cher Adam, pour tout le bonheur du ciel, je ne voudrais pas être le serpent de ton Ève.