Quel effroyable travail s’est-il donc fait dans mon âme depuis ces derniers temps? qui a donc fait tourner mon sang et l’a changé en venin? Monstrueuse pensée, qui déploie tes rameaux d’un vert pâle et tes ombelles de ciguë dans l’ombre glaciale de mon cœur, quel vent empoisonné y a déposé le germe dont tu es éclose! C’était donc là ce qui m’était réservé, voilà donc où devaient aboutir tous ces chemins si désespérément tentés! – Ô sort, comme tu te joues de nous! – Tous ces élans d’aigle vers le soleil, ces pures flammes aspirantes du ciel, cette divine mélancolie, cet amour profond et contenu, cette religion de la beauté, cette fantaisie si curieuse et si élégante, ce flot intarissable et toujours montant de la fontaine intérieure, cette extase aux ailes toujours ouvertes, cette rêverie plus en fleur que l’aubépine de mai? toute cette poésie de ma jeunesse, tous ces dons si beaux et si rares ne me devaient servir qu’à me mettre au-dessous du dernier des hommes!
Je voulais aimer. – J’allais comme un forcené appelant et invoquant l’amour; – je me tordais de rage sous le sentiment de mon impuissance; j’allumais mon sang, je traînais mon corps aux bourbiers des plaisirs; j’ai serré à l’étouffer contre mon cœur aride une femme et belle et jeune et qui m’aimait; – j’ai couru après la passion qui me fuyait. Je me suis prostitué, et j’ai fait comme une vierge qui s’en irait dans un mauvais lieu espérant trouver un amant parmi ceux que la débauche y pousse, au lieu d’attendre patiemment, dans une ombre discrète et silencieuse, que l’ange que Dieu me réserve m’apparût dans une pénombre rayonnante, une fleur du ciel à la main. Toutes ces années que j’ai perdues à m’agiter puérilement, à courir çà et là, à vouloir forcer la nature et le temps, j’aurais dû les passer dans la solitude et la méditation, à tâcher de me rendre digne d’être aimé; – c’eût été sagement fait; – mais l’avais des écailles sur les yeux et je marchais droit au précipice. J’ai déjà un pied suspendu sur le vide, et le crois que je m’en vais bientôt lever l’autre. J’ai beau résister, je le sens, il faut que je roule jusqu’au fond de ce nouveau gouffre qui vient de s’ouvrir en moi.
Oui, c’est bien ainsi que je m’étais figuré l’amour. Je sens maintenant ce que j’avais rêvé. – Oui, voilà bien les insomnies charmantes et terribles où les roses sont des chardons et où les chardons sont des roses; voilà bien la douce peine et le bonheur misérable, ce trouble ineffable qui vous entoure d’un nuage doré et fait trembler devant vous la forme des objets ainsi que fait l’ivresse, ces bourdonnements d’oreille où tinte toujours la dernière syllabe du nom bien aimé, ces pâleurs, ces rougeurs, ces frémissements subits, cette sueur brûlante et glacée: c’est bien cela; les poètes ne mentent pas.
Quand je suis au moment d’entrer au salon où nous avons l’habitude de nous trouver, mon cœur bat avec une telle violence qu’on le pourrait voir à travers mes habits, et je suis obligé de le comprimer avec mes deux mains, de peur qu’il ne s’échappe. – Si je l’aperçois au bout d’une allée, dans le parc, la distance s’efface sur-le-champ, et je ne sais pas où le chemin passe: il faut que le diable l’emporte ou que j’aie des ailes. – Rien ne peut m’en distraire: je lis, son image s’interpose entre le livre et mes yeux; – je monte à cheval, je cours au grand galop, et je crois toujours sentir dans le tourbillon ses longs cheveux qui se mêlent aux miens, et entendre sa respiration précipitée et son souffle tiède qui m’effleure la joue. Cette image m’obsède et me suit partout, et je ne la vois jamais plus que lorsque je ne la vois pas.
Tu m’as plaint de ne pas aimer, – plains-moi maintenant d’aimer, et surtout d’aimer qui j’aime. Quel malheur, quel coup de hache sur ma vie déjà si tronçonnée! – quelle passion insensée, coupable et odieuse s’est emparée de moi! – C’est une honte dont la rougeur ne s’éteindra jamais sur mon front. – C’est la plus déplorable de toutes mes aberrations, je n’y conçois rien, je n’y comprends rien, tout en moi est brouillé et renversé; je ne sais plus qui je suis ni ce que sont les autres, je doute si je suis un homme ou une femme, j’ai horreur de moi-même, j’éprouve des mouvements singuliers et inexplicables, et il y a des moments où il me semble que ma raison s’en va, et où le sentiment de mon existence m’abandonne tout à fait. Longtemps je n’ai pu croire à ce qui était; je me suis écouté et observé attentivement. J’ai tâché de démêler cet écheveau confus qui s’enchevêtrait dans mon âme. Enfin, à travers tous les voiles dont elle s’enveloppait, j’ai découvert l’affreuse vérité… Silvio, j’aime… Oh! non, je ne pourrai jamais te le dire… l’aime un homme!
Chapitre 9
Cela est ainsi. – J’aime un homme, Silvio. – J’ai cherché longtemps à me faire illusion; j’ai donné un nom différent au sentiment que j’éprouvais, je l’ai vêtu de l’habit d’une amitié pure et désintéressée; j’ai cru que cela n’était que l’admiration que j’ai pour toutes les belles personnes et les belles choses; je me suis promené plusieurs jours dans les sentiers perfides et riants qui errent autour de toute passion naissante; mais je reconnais maintenant dans quelle profonde et terrible voie je me suis engagé. Il n’y a pas à se le cacher: je me suis bien examiné, j’ai pesé froidement toutes les circonstances; je me suis rendu raison du plus mince détail; j’ai fouillé mon âme dans tous les sens avec cette sûreté que donne l’habitude d’étudier sur soi-même; je rougis d’y penser et de l’écrire; mais la chose, hélas! n’est que trop certaine, j’aime ce jeune homme, non d’amitié, mais d’amour; – oui, d’amour.
Toi que j’ai tant aimé, ô Silvio, mon bon, mon seul camarade, tu ne m’as jamais rien fait éprouver de semblable, et cependant, s’il y eut jamais sous le ciel amitié étroite et vive, si jamais deux âmes, quoique différentes, se sont parfaitement comprises, ce fut notre amitié et ce sont nos deux âmes. Quelles heures ailées nous avons passées ensemble! quelles causeries sans fin et toujours trop tôt terminées! que de choses nous nous sommes dites, que l’on ne s’est jamais dites! – Nous avions au cœur l’un pour l’autre cette fenêtre que Momus aurait voulu ouvrir au flanc de l’homme. – Que j’étais fier d’être ton ami, moi, plus jeune que toi, moi si fou, toi si raisonnable!
Ce que je sens pour ce jeune homme est vraiment incroyable: jamais aucune femme ne m’a troublé aussi singulièrement. Le son de sa voix si argentin et si clair me donne sur les nerfs et m’agite d’une manière étrange; mon âme se suspend à ses lèvres, comme une abeille à une fleur, pour y boire le miel de ses paroles. – Je ne puis l’effleurer en passant sans frissonner de la tête aux pieds, et le soir, quand au moment de nous quitter il me tend son adorable main si douce et si satinée, toute ma vie se porte à la place qu’il a touchée, et une heure après je sens encore la pression de ses doigts.
Ce matin, je l’ai regardé très longtemps sans qu’il me vît. – J’étais caché derrière mon rideau. – Lui était à sa fenêtre, qui est précisément en face de la mienne. – Cette partie du château a été bâtie, à la fin du règne de Henri IV; elle est moitié briques, moitié moellons, selon l’usage du temps; la fenêtre est longue, étroite, avec un linteau et un balcon de pierre, – Théodore, – car tu as déjà sans doute deviné que c’est lui dont il s’agit, – était accoudé mélancoliquement sur la rampe et paraissait rêver profondément. – Une draperie de damas rouge à grandes fleurs, à demi relevée, tombait à larges plis derrière lui et lui servait de fond. – Qu’il était beau, et que sa tête brune et pâle ressortait merveilleusement sur cette teinte pourpre! Deux grosses touffes de cheveux, noires, lustrées, pareilles aux grappes de raisin de l’Érigone antique, lui pendaient gracieusement le long des joues et encadraient d’une manière charmante l’ovale fin et correct de sa belle figure. Son cou rond et potelé était entièrement nu, et il avait une espèce de robe de chambre à larges manches qui ressemblait assez à une robe de femme. – Il tenait en main une tulipe jaune qu’il déchiquetait impitoyablement dans sa rêverie, et dont il jetait les morceaux au vent.