Hélas! la terre tourne autour du soleil, rôtie d’un côté et gelée de l’autre. Il y a une bataille où six cent mille hommes se déchiquettent; il fait le plus beau temps du monde; les fleurs sont d’une coquetterie sans pareille, et elles ouvrent effrontément leur gorge luxuriante jusque sous le pied des chevaux. Aujourd’hui il s’est commis un nombre fabuleux de bonnes actions; il pleut à verse, neige et tonnerre, éclairs et grêles; on dirait que le monde va finir. Les bienfaiteurs de l’humanité ont de la boue jusqu’au ventre et sont crottés comme des chiens, à moins qu’ils n’aient voiture. La création se moque impitoyablement de la créature et lui décoche à toute minute des sarcasmes sanglants. Tout est indifférent à tout, et chaque chose vit ou végète par sa propre loi. Que je fasse ceci ou cela, que je vive ou que je meure, que je souffre ou que je jouisse, que je dissimule ou que je sois franc, qu’est-ce que cela fait au soleil et aux betteraves et même aux hommes? Un fétu de paille est tombé sur une fourmi et lui a cassé la troisième patte à la deuxième articulation; un rocher est tombé sur un village et l’a écrasé: je ne crois pas que l’un de ces malheurs arrache plus de larmes que l’autre aux yeux d’or des étoiles. Tu es mon meilleur ami, si ce mot-là n’est pas aussi creux qu’un grelot; je mourrais, il est bien évident, si éploré que tu sois, que tu ne te passeras pas de dîner seulement deux jours, et que, malgré cette épouvantable catastrophe, tu n’en continueras pas moins de jouer fort agréablement au trictrac. – Quel est celui de mes amis, quelle est celle de mes maîtresses qui saura mes nom et prénoms dans vingt ans d’ici, et qui me reconnaîtrait dans la rue, si je venais à y passer avec un habit percé au coude? – Oubli et néant, c’est tout l’homme.
Je me sens aussi parfaitement seul que possible, et tous les fils qui allaient de moi aux choses et des choses à moi se sont rompus un à un. Il y a peu d’exemples d’un homme qui, ayant conservé l’intelligence des mouvements qui se font en lui, soit parvenu à un degré d’abrutissement pareil. Je ressemble à ces flacons de liqueurs qu’on a laissés débouchés et dont l’esprit s’est évaporé complètement. Le breuvage a la même apparence et la même couleur; goûtez-le, vous n’y trouverez que l’insipidité de l’eau.
Quand j’y songe, je suis effrayé de la rapidité de cette décomposition; si cela continue, il faudra que je me sale, ou je pourrirai inévitablement, et les vers se mettront après moi, puisque je n’ai plus d’âme, et que cela seul fait la différence du corps au cadavre. – Il y a un an, pas plus, j’avais encore quelque chose d’humain; – je m’agitais, je cherchais. J’avais une pensée caressée entre toutes, une espèce de but, un idéal; je voulais être aimé, je faisais les rêves que l’on fait à cet âge, – moins vaporeux, moins chastes, il est vrai, que ceux des jeunes gens ordinaires, mais contenus cependant en de justes bornes. Peu à peu ce qu’il y avait d’incorporel s’est dégagé et s’est dissipé, et il n’est resté au fond de moi qu’une épaisse couche de grossier limon. Le rêve est devenu un cauchemar, et la chimère un succube; – le monde de l’âme a fermé ses portes d’ivoire devant moi: je ne comprends plus que ce que je touche avec les mains; j’ai des songes de pierre; tout se condense et se durcit autour de moi, rien ne flotte, rien ne vacille, il n’y a pas d’air ni de souffle; la matière me presse, m’envahit et m’écrase; je suis comme un pèlerin qui se serait endormi un jour d’été les pieds dans l’eau et qui se réveillerait en hiver les jambes prises et emboîtées dans la glace. Je ne souhaite plus ni l’amour ni l’amitié de personne; la gloire même, cette auréole éclatante que j’avais tant désirée pour mon front, ne me fait plus la moindre envie. Il n’y a plus, hélas! qu’une chose qui palpite en moi, c’est l’horrible désir qui me porte vers Théodore. – Voilà où se réduisent toutes mes notions morales. Ce qui est beau physiquement est bien, tout ce qui est laid est mal. – Je verrais une belle femme, que je saurais avoir l’âme la plus scélérate du monde, qui serait adultère et empoisonneuse, j’avoue que cela me serait parfaitement égal et ne m’empêcherait nullement de m’y complaire, si je trouvais la forme de son nez convenable.
Voici comme je me représente le bonheur suprême: – c’est un grand bâtiment carré sans fenêtre au dehors: une grande cour entourée d’une colonnade de marbre blanc, au milieu une fontaine de cristal avec un jet de vif-argent à la manière arabe, des caisses d’orangers et de grenadiers posées alternativement; par là-dessus un ciel très bleu et un soleil très jaune; – de grands lévriers au museau de brochet dormiraient çà et là; de temps en temps des nègres pieds nus avec des cercles d’or aux jambes, de belles servantes blanches et sveltes, habillées de vêtements riches et capricieux, passeraient entre les arcades évidées, quelque corbeille au bras, ou quelque amphore sur la tête. Moi, je serais là, immobile, silencieux, sous un dais magnifique, entouré de piles de carreaux, un grand lion privé sous mon coude, la gorge nue d’une jeune esclave sous mon pied en manière d’escabeau, et fumant de l’opium dans une grande pipe de jade.
Je ne me figure pas le paradis autrement; et, si Dieu veut bien que j’y aille après ma mort, il me fera bâtir dans le coin de quelque étoile un petit kiosque sur ce plan-là. – Le paradis tel qu’on le dit être me parait beaucoup trop musical, et je confesse en toute humilité que je suis parfaitement incapable de supporter une sonate qui durerait seulement dix mille ans.
– Tu vois quel est mon Eldorado, ma Terre promise: c’est un rêve comme un autre; mais il a cela de spécial, que je n’y introduis jamais aucune figure connue; que pas un de mes amis n’a franchi le seuil de ce palais imaginaire; qu’aucune des femmes que j’ai eues ne s’est assise à côté de moi sur le velours des coussins: j’y suis seul au milieu d’apparences. Toutes ces figures de femmes, toutes ces ombres gracieuses de jeunes filles dont je le peuple, je n’ai jamais eu l’idée de les aimer; je n’en ai jamais supposé une amoureuse de moi. – Dans ce sérail fantastique, je ne me suis pas créé de sultane favorite. Il y a des négresses, des mulâtresses, des juives à peau bleue et à cheveux rouges, des Grecques et des Circassiennes, des Espagnoles et des Anglaises; mais ce ne sont pour moi que des symboles de couleur et de linéament, et je les ai comme l’on a toute sorte de vins dans sa cave, et toutes les espèces de colibris dans sa collection. Ce sont des machines à plaisir, des tableaux qui n’ont pas besoin de cadre, des statues qui viennent à vous quand on les appelle et que l’envie vous prend de les considérer de près. Une femme a sur une statue cet incontestable avantage qu’elle se tourne toute seule du côté où l’on veut, et qu’il faut faire soi-même le tour de la statue et se placer au point de vue; – ce qui est fatigant.
Tu vois bien qu’avec des idées semblables je ne puis rester ni dans ce temps ni dans ce monde-ci; car on ne peut subsister ainsi à côté du temps et de l’espace. Il faut que je trouve autre chose.
En pensant ainsi, il est simple et logique que l’on aboutisse à une pareille conclusion. – Comme on ne cherche que la satisfaction de l’œil, le poli de la forme et la pureté du linéament, on les accepte partout où on les rencontre. C’est ce qui explique les singulières aberrations de l’amour antique.