Leurs habits sont les plus extravagants et les plus fantasques du monde. Des chapeaux pointus comme des clochers avec des bords aussi larges qu’un parasol chinois et des plumes démesurées arrachées à la queue de l’oiseau de paradis et du phénix; des capes rayées de couleurs éclatantes, des pourpoints de velours et de brocart, laissant voir leur doublure de satin ou de toile d’argent par leurs crevés galonnés d’or; des hauts-de-chausses bouffants et gonflés comme des ballons; des bas écarlates à coins brodés, des souliers à talons hauts et à larges rosettes; de petites épées fluettes, la pointe en l’air, la poignée en bas, toutes pleines de ganses et de rubans; – voilà pour les hommes. Les femmes ne sont pas moins curieusement accoutrées.
– Les dessins de Della Bella et de Romain de Hooge peuvent servir à se représenter le caractère de leur ajustement: ce sont des robes étoffées, ondoyantes, avec de grands plis qui chatoient comme des gorges de tourterelles et reflètent toutes les teintes changeantes de l’iris, de grandes manches d’où sortent d’autres manches des fraises de dentelles déchiquetées à jour, qui montent plus haut que la tête à laquelle elles servent de cadre, des corsets chargés de nœuds et de broderies, des aiguillettes, des joyaux bizarres, des aigrettes de plumes de héron, des colliers de grosses perles, des éventails de queue de paon avec des miroirs au milieu, de petites mules et des patins, des guirlandes de fleurs artificielles, des paillettes, des gazes lamées, du fard, des mouches, et tout ce qui peut ajouter du ragoût et du piquant à une toilette de théâtre.
C’est un goût qui n’est précisément ni anglais, ni allemand, ni français, ni turc, ni espagnol, ni tartare, quoiqu’il tienne un peu de tout cela, et qu’il ait pris à chaque pays ce qu’il avait de plus gracieux et de plus caractéristique. – Des acteurs ainsi habillés peuvent dire tout ce qu’ils veulent sans choquer la vraisemblance. La fantaisie peut courir de tous côtés, le style dérouler à son aise ses anneaux diaprés, comme une couleuvre qui se chauffe au soleil; les concetti les plus exotiques épanouir sans crainte leurs calices singuliers et répandre autour d’eux leur parfum d’ambre et de musc. – Rien ne s’y oppose, ni les lieux, ni les noms, ni le costume.
Comme ce qu’ils débitent est amusant et charmant! Ce ne sont pas eux, les beaux acteurs, qui iraient, comme ces hurleurs de drame, se tordre la bouche et se sortir les yeux de la tête pour dépêcher la tirade à effet; – au moins ils n’ont pas l’air d’ouvriers à la tâche, de bœufs attelés à l’action et pressés d’en finir; ils ne sont pas plâtrés de craie et de rouge d’un demi-pouce d’épaisseur; ils ne portent pas des poignards de fer-blanc, et ils ne tiennent pas en réserve sous leur casaque une vessie de porc remplie de sang de poulet; ils ne traînent pas le même lambeau taché d’huile pendant des actes entiers.
Il parlent sans se presser, sans crier, comme des gens de bonne compagnie qui n’attachent pas grande importance à ce qu’ils font: l’amoureux fait à l’amoureuse sa déclaration de l’air le plus détaché du monde; tout en causant, il frappe sa cuisse du bout de son gant blanc, ou rajuste ses canons. La dame secoue nonchalamment la rosée de son bouquet, et fait des pointes avec sa suivante; l’amoureux se soucie très peu d’attendrir sa cruelle: sa principale affaire est de laisser tomber de sa bouche des grappes de perles, des touffes de roses, et de semer en vrai prodigue les pierres précieuses poétiques; – souvent même il s’efface tout à fait, et laisse l’auteur courtiser sa maîtresse pour lui. La jalousie n’est pas son défaut, et son humeur est des plus accommodantes. Les yeux levés vers les bandes d’air et les frises du théâtre, il attend complaisamment que le poète ait achevé de dire ce qui lui passait par la fantaisie pour reprendre son rôle et se remettre à genoux.
Tout se noue et se dénoue avec une insouciance admirable: les effets n’ont point de cause, et les causes n’ont point d’effet; le personnage le plus spirituel est celui qui dit le plus de sottises; le plus sot dit les choses les plus spirituelles; les jeunes filles tiennent des discours qui feraient rougir des courtisanes; les courtisanes débitent des maximes de morale. Les aventures les plus inouïes se succèdent coup sur coup sans qu’elles soient expliquées; le père noble arrive tout exprès de la Chine dans une jonque de bambou pour reconnaître une petite fille enlevée; les dieux et les fées ne font que monter et descendre dans leurs machines. L’action plonge dans la mer sous le dôme de topaze des flots, et se promène au fond de l’Océan, à travers les forêts de coraux et de madrépores, ou elle s’élève au ciel sur les ailes de l’alouette et du griffon. – Le dialogue est très universel; le lion y contribue par un oh! oh! vigoureusement poussé; la muraille parle par ses crevasses, et, pourvu qu’il ait une pointe, un rébus ou un calembour à y jeter, chacun est libre d’interrompre la scène la plus intéressante: la tête d’âne de Bottom est aussi bien venue que la tête blonde d’Ariel; – l’esprit de l’auteur s’y fait voir sous toutes les formes; et toutes ces contradictions sont comme autant de facettes qui en réfléchissent les différents aspects, en y ajoutant les couleurs du prisme.
Ce pêle-mêle et ce désordre apparents se trouvent, au bout du compte, rendre plus exactement la vie réelle sous ses allures fantasques que le drame de mœurs le plus minutieusement étudié. – Tout homme renferme en soi l’humanité entière, et en écrivant ce qui lui vient à la tête il réussit mieux qu’en copiant à la loupe les objets placés en dehors de lui.
Ô la belle famille! – jeunes amoureux romanesques, demoiselles vagabondes, serviables suivantes, bouffons caustiques, valets et paysans naïfs, rois débonnaires, dont le nom est ignoré de l’historien, et le royaume du géographe; graciosos bariolés, clowns aux reparties aiguës et aux miraculeuses cabrioles; ô vous qui laissez parler le libère caprice par votre bouche souriante, je vous aime et je vous adore entre tous et sur tous: – Perdita, Rosalinde, Célie, Pandarus, Parolles, Silvio, Léandre et les autres, tous ces types charmants, si faux et si vrais, qui, sur les ailes bigarrées de la folie, s’élèvent au-dessus de la grossière réalité, et dans qui le poète personnifie sa joie, sa mélancolie, son amour et son rêve le plus intime sous les apparences les plus frivoles et les plus dégagées.
Dans ce théâtre, écrit pour les fées, et qui doit être joué au clair de lune, il est une pièce qui me ravit principalement; – c’est une pièce si errante, si vagabonde, dont l’intrigue est si vaporeuse et les caractères si singuliers que l’auteur lui-même, ne sachant quel titre lui donner, l’a appelée Comme il vous plaira, nom élastique, et qui répond à tout.
En lisant cette pièce étrange, on se sent transporté dans un monde inconnu, dont on a pourtant quelque vague réminiscence: on ne sait plus si l’on est mort ou vivant, si l’on rêve ou si l’on veille; de gracieuses figures vous sourient doucement, et vous jettent, en passant, un bonjour amical; vous vous sentez ému et troublé à leur vue, comme si, au détour d’un chemin, vous rencontriez tout à coup votre idéal, ou que le fantôme oublié de votre première maîtresse se dressât subitement devant vous. Des sources coulent en murmurant des plaintes à demi étouffées; le vent remue les vieux arbres de l’antique forêt sur la tête du vieux duc exilé, avec des soupirs compatissants; et, lorsque James le mélancolique laisse aller au fil de l’eau, avec les feuilles du saule, ses philosophiques doléances, il vous semble que c’est vous-même qui parlez, et que la pensée la plus secrète et la plus obscure de votre cœur se révèle et s’illumine.