Ô jeune fils du brave chevalier Rowland des Bois, tant maltraité du sort! je ne puis m’empêcher d’être jaloux de toi; tu as encore un serviteur fidèle, le bon Adam, dont la vieillesse est si verte sous la neige de ses cheveux. – Tu es banni, mais au moins tu l’es après avoir lutté et triomphé; ton méchant frère t’enlève tout ton bien, mais Rosalinde te donne la chaîne de son cou; tu es pauvre, mais tu es aimé; tu quittes ta patrie, mais la fille de ton persécuteur te suit au-delà des mers.
Les noires Ardennes ouvrent, pour te recevoir et te cacher, leurs grands bras de feuillage; la bonne forêt, pour te coucher, amasse au fond de ses grottes sa mousse la plus soyeuse; elle incline ses arceaux sur ton front afin de te garantir de la pluie et du soleil; elle te plaint avec les larmes de ses sources et les soupirs de ses faons et de ses daims qui brament; elle fait de ses rochers de complaisants pupitres pour tes épîtres amoureuses; elle te prête les épines de ses buissons pour les suspendre, et ordonne à l’écorce de satin de ses trembles de céder à la pointe de ton stylet quand tu veux y graver le chiffre de Rosalinde.
Si l’on pouvait, jeune Orlando, avoir comme toi une grande forêt ombreuse pour se retirer et s’isoler dans sa peine, et si, au détour d’une allée, on rencontrait celle que l’on cherche, reconnaissable, quoique déguisée! – Mais, hélas! le monde de l’âme n’a pas d’Ardennes verdoyantes, et ce n’est que dans le parterre de poésie que s’épanouissent ces petites fleurs capricieuses et sauvages dont le parfum fait tout oublier. Nous avons beau verser des larmes, elles ne forment pas de ces belles cascades argentines; nous avons beau soupirer, aucun écho complaisant ne se donne la peine de nous renvoyer nos plaintes ornées d’assonances et de concetti. – C’est en vain que nous accrochons des sonnets aux piquants de toutes les ronces, jamais Rosalinde ne les ramasse, et c’est gratuitement que nous entaillons l’écorce des arbres de chiffres amoureux.
Oiseaux du ciel, prêtez-moi chacun une plume, l’hirondelle comme l’aigle, le colibri comme l’oiseau roc, afin que je m’en fasse une paire d’ailes pour voler haut et vite par des régions inconnues, où je ne retrouve rien qui rappelle à mon souvenir la cité des vivants, où je puisse oublier que je suis moi, et vivre d’une vie étrange et nouvelle, plus loin que l’Amérique, plus loin que l’Afrique, plus loin que l’Asie, plus loin que la dernière île du monde, par l’océan de glace, au-delà du pôle où tremble l’aurore boréale, dans l’impalpable royaume où s’envolent les divines créations des poètes et les types de la suprême beauté.
Comment supporter les conversations ordinaires dans les cercles et les salons, quand on t’a entendu parler, étincelant Mercutio, dont chaque phrase éclate en pluie d’or et d’argent, comme une bombe d’artifices sous un ciel semé d’étoiles? Pâle Desdémona, quel plaisir veux-tu que l’on prenne, après la romance du Saule, à aucune musique terrestre? Quelles femmes ne semblent pas laides à côté de vos Vénus, sculpteurs antiques, poètes aux strophes de marbre?
Ah! malgré l’étreinte furieuse dont j’ai voulu enlacer le monde matériel au défaut de l’autre, je sens que je suis mal né, que la vie n’est pas faite pour moi, et qu’elle me repousse; je ne puis me mêler à rien: quelque chemin que je suive, je me fourvoie; l’allée unie, le sentier rocailleux me conduisent également à l’abîme. Si je veux prendre mon essor, l’air se condense autour de moi, et je reste pris, les ailes étendues sans les pouvoir refermer. – Je ne puis ni marcher ni voler; le ciel m’attire quand je suis sur terre, la terre quand je suis au ciel; en haut, l’aquilon m’arrache les plumes; en bas, les cailloux m’offensent les pieds. J’ai les plantes trop tendres pour cheminer sur les tessons de verre de la réalité: l’envergure trop étroite pour planer au-dessus des choses, et m’élever, de cercle en cercle, dans l’azur profond du mysticisme, jusqu’aux sommets inaccessibles de l’éternel amour; je suis le plus malheureux hippogriffe, le plus misérable ramassis de morceaux hétérogènes qui ait jamais existé depuis que l’Océan aime la lune, et que les femmes trompent les hommes: la monstrueuse Chimère, mise à mort par Bellérophon, avec sa tête de vierge, ses pattes de lion, son corps de chèvre et sa queue de dragon, était un animal d’une composition simple auprès de moi.
Dans ma frêle poitrine habitent ensemble les rêveries semées de violettes de la jeune fille pudique et les ardeurs insensées des courtisanes en orgie: mes désirs vont, comme les lions, aiguisant leurs griffes dans l’ombre et cherchant quelque chose à dévorer; mes pensées, plus fiévreuses et plus inquiètes que les chèvres, se suspendent aux crêtes les plus menaçantes; ma haine, toute bouffie de poison, entortille en nœuds inextricables ses replis écaillés, et se traîne longuement dans les ornières et les ravins.
C’est un étrange pays que mon âme, un pays florissant et splendide en apparence, mais plus saturé de miasmes putrides et délétères que le pays de Batavia: le moindre rayon de soleil sur la vase y fait éclore les reptiles et pulluler les moustiques; – les larges tulipes jaunes, les nagassaris et les fleurs d’angsoka y voilent pompeusement d’immondes charognes. La rose amoureuse ouvre ses lèvres écarlates, et fait voir en souriant ses petites dents de rosée aux galants rossignols qui lui récitent des madrigaux et des sonnets: rien n’est plus charmant; mais il y a cent à parier contre un que, dans l’herbe, au bas du buisson, un crapaud hydropique rampe sur des pattes boiteuses et argenté son chemin avec sa bave.
Voilà des sources plus claires et plus limpides que le diamant le plus pur; mais il vaudrait mieux pour vous puiser l’eau stagnante du marais sous son manteau de joncs pourris et de chiens noyés que de tremper votre coupe à cette onde. – Un serpent est caché au fond, et tourne sur lui-même avec une effrayante rapidité en dégorgeant son venin.
Vous avez planté du blé; il pousse de l’asphodèle, de la jusquiame, de l’ivraie et de pâles ciguës aux rameaux vert-de-grisés. Au lieu de la racine que vous aviez enfouie, vous êtes tout surpris de voir sortir de terre les jambes velues et tortillées de la noire mandragore.
Si vous y laissez un souvenir, et que vous veniez le reprendre quelque temps après, vous le retrouverez plus verdi de mousse et plus fourmillant de cloportes et d’insectes dégoûtants qu’une pierre posée sur le terrain humide d’une cave.
N’essayez pas d’en franchir les ténébreuses forêts; elles sont plus impraticables que les forêts vierges d’Amérique et que les jungles de Java: des lianes fortes comme des câbles courent d’un arbre à l’autre; des plantes, hérissées et pointues comme des fers de lance, obstruent tous les passages; le gazon lui-même est couvert d’un duvet brûlant comme celui de l’ortie. Aux arceaux du feuillage se suspendent par les ongles de gigantesques chauves-souris du genre vampire; des scarabées d’une grosseur énorme agitent leurs cornes menaçantes, et fouettent l’air de leurs quadruples ailes; des animaux monstrueux et fantastiques, comme ceux que l’on voit passer dans les cauchemars, s’avancent péniblement en cassant les roseaux devant eux. Ce sont des troupeaux d’éléphants qui écrasent les mouches entre les rides de leur peau desséchée ou qui se frottent les flancs au long des pierres et des arbres, des rhinocéros à la carapace rugueuse, des hippopotames au mufle bouffi et hérissé de poils, qui vont pétrissant la boue et le détritus de la forêt avec leurs larges pieds.
Dans les clairières, là où le soleil enfonce comme un coin d’or un rayon lumineux, à travers la moite humidité, à l’endroit où vous auriez voulu vous asseoir, vous trouverez toujours quelque famille de tigres nonchalamment couchés, humant l’air par les naseaux, clignant leurs yeux vert-de-mer et lustrant leurs fourrures de velours avec leur langue rouge-de-sang et couverte de papilles; ou bien c’est quelque nœud de serpents boas à moitié endormis et digérant le dernier taureau avalé.