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Redoutez tout: l’herbe, le fruit, l’eau, l’air, l’ombre, le soleil, tout est mortel.

Fermez l’oreille au babil des petites perruches au bec d’or et au cou d’émeraude qui descendent des arbres et viennent se poser sur vos doigts en palpitant des ailes; car, avec leur joli bec d’or, les petites perruches au cou d’émeraude finiront par vous crever gentiment les yeux au moment où vous vous abaisserez pour les embrasser. – C’est ainsi!

Le monde ne veut pas de moi; il me repousse comme un spectre échappé des tombeaux; j’en ai presque la pâleur: mon sang se refuse à croire que je vis, et ne veut pas colorer ma peau; il se traîne lentement dans mes veines, comme une eau croupie dans des canaux engorgés. – Mon cœur ne bat pour rien de ce qui fait battre le cœur de l’homme. – Mes douleurs et mes joies ne sont pas celles de mes semblables. J’ai violemment désiré ce que personne ne désire; j’ai dédaigné des choses que l’on souhaite éperdument. – J’ai aimé des femmes quand elles ne m’aimaient pas, et j’ai été aimé quand j’aurais voulu être haï: toujours trop tôt ou trop tard, plus ou moins, en deçà ou au-delà; jamais ce qu’il aurait fallu; ou je ne suis pas arrivé, ou j’ai été trop loin. – J’ai jeté ma vie par les fenêtres, ou je l’ai concentrée à l’excès sur un seul point, et de l’activité inquiète de l’ardélion j’en suis venu à la morne somnolence du tériaki et du stylite sur sa colonne.

Ce que je fais a toujours l’apparence d’un rêve; mes actions semblent plutôt le résultat du somnambulisme que celui d’une libre volonté; quelque chose est en moi, que je sens obscurément à une grande profondeur, qui me fait agir sans ma participation et toujours en dehors des lois communes; le côté simple et naturel des choses ne se révèle à moi qu’après tous les autres, et je saisirai tout d’abord l’excentrique et le bizarre: pour peu que la ligne biaise, j’en ferai bientôt une spirale plus entortillée qu’un serpent; les contours, s’ils ne sont pas arrêtés de la manière la plus précise, se troublent et se déforment. Les figures prennent un air surnaturel et vous regardent avec des yeux effrayants.

Aussi, par une espèce de réaction instinctive, je me suis toujours désespérément cramponné à la matière, à la silhouette extérieure des choses, et j’ai donné dans l’art une très grande place à la plastique. – Je comprends parfaitement une statue, je ne comprends pas un homme; où la vie commence, je m’arrête et recule effrayé comme si j’avais vu la tête de Méduse. Le phénomène de la vie me cause un étonnement dont je ne puis revenir. – Je ferai sans doute un excellent mort, car je suis un assez pauvre vivant, et le sens de mon existence m’échappe complètement. Le son de ma voix me surprend à un point inimaginable, et je serais tenté quelquefois de la prendre pour la voix d’un autre. Lorsque je veux étendre mon bras et que mon bras m’obéit, cela me paraît tout à fait prodigieux, et je tombe dans la plus profonde stupéfaction.

En revanche, Silvio, je comprends parfaitement l’inintelligible; les données les plus extravagantes me semblent fort naturelles, et j’y entre avec une facilité singulière. Je trouve aisément la suite du cauchemar le plus capricieux et le plus échevelé. – C’est la raison pourquoi le genre de pièces dont je te parlais tout à l’heure me plaît par-dessus tous les autres.

Nous avons avec Théodore et Rosette de grandes discussions à ce sujet: Rosette goûte peu mon système, elle est pour la vérité vraie; Théodore donne au poète plus de latitude, et admet une vérité de convention et d’optique. – Moi, je soutiens qu’il faut laisser le champ tout à fait libre à l’auteur et que la fantaisie doit régner en souveraine.

Beaucoup de personnes de la compagnie se fondaient principalement sur ce que ces pièces étaient en général hors des conditions théâtrales et ne pouvaient pas se jouer; je leur ai répondu que cela était vrai dans un sens et faux dans l’autre, à peu près comme tout ce que l’on dit, et que les idées que l’on avait sur les possibilités et les impossibilités de la scène me paraissaient manquer de justesse et tenir à des préjugés plutôt qu’à des raisons, et je dis, entre autres choses, que la pièce Comme il vous plaira était assurément très exécutable, surtout pour des gens du monde qui n’auraient pas l’habitude d’autres rôles.

Cela fit venir l’idée de la jouer. La saison s’avance, et l’on a épuisé tous les genres d’amusements; l’on est las de la chasse, des parties à cheval et sur l’eau; les chances du boston, toutes variées qu’elles soient, n’ont pas assez de piquant pour occuper la soirée, et la proposition fut reçue avec un enthousiasme universel.

Un jeune homme qui savait peindre s’offrit pour faire les décorations; il y travaille maintenant avec beaucoup d’ardeur, et dans quelques jours elles seront achevées. – Le théâtre est dressé dans l’orangerie, qui est la plus grande salle du château, et je pense que tout ira bien. C’est moi qui fais Orlando; Rosette devait jouer Rosalinde, cela était de toute justice: comme ma maîtresse et comme maîtresse de la maison, le rôle lui revenait de droit; mais elle n’a pas voulu se travestir en homme par un caprice assez singulier pour elle, dont assurément la pruderie n’est pas le défaut. Si je n’avais pas été sûr du contraire, j’aurais cru qu’elle avait les jambes mal faites. Actuellement aucune des dames de la société n’a voulu se montrer moins scrupuleuse que Rosette, et cela a failli faire manquer la pièce; mais Théodore qui avait pris le rôle de James le mélancolique, s’est offert pour la remplacer, attendu que Rosalinde est presque toujours en cavalier, excepté au premier acte, où elle est en femme, et qu’avec du fard, un corset et une robe il pourra faire suffisamment illusion, n’ayant point encore de barbe et étant fort mince de taille.

Nous sommes en train d’apprendre nos rôles, et c’est quelque chose de curieux que de nous voir. – Dans tous les recoins solitaires du parc, vous êtes sûr de trouver quelqu’un avec un papier à la main, marmottant des phrases tout bas, levant les yeux au ciel, les baissant tout à coup, et refaisant sept à huit fois le même geste. Si l’on ne savait pas que nous devons jouer la comédie, assurément l’on nous prendrait pour une maisonnée de fous ou de poètes (ce qui est presque un pléonasme).

Je pense que nous saurons bientôt assez pour faire une répétition. – Je m’attends à quelque chose de très singulier. Peut-être ai-je tort. – J’ai eu peur un instant qu’au lieu de jouer d’inspiration nos acteurs ne s’attachassent à reproduire les poses et les inflexions de voix de quelque comédien en vogue; mais ils n’ont heureusement pas suivi le théâtre avec assez d’exactitude pour tomber dans cet inconvénient, et il est à croire qu’ils auront, à travers la gaucherie de gens qui n’ont jamais monté sur les planches, de précieux éclairs de naturel et de ces charmantes naïvetés que le talent le plus consommé ne saurait reproduire.

Notre jeune peintre a vraiment fait des merveilles: – il est impossible de donner une tournure plus étrange aux vieux troncs d’arbres et aux lierres qui les enlacent; il a pris modèle sur ceux du parc en les accentuant et les exagérant, ainsi que cela doit être pour une décoration. Tout est touché avec une fierté et un caprice admirables; les pierres, les rochers, les nuages sont d’une forme mystérieusement grimaçante; des reflets miroitants jouent sur les eaux tremblantes et plus émues que le vif-argent, et la froideur ordinaire des feuillages est merveilleusement relevée par des teintes de safran qu’y jette le pinceau de l’automne; la forêt varie depuis le vert de l’émeraude jusqu’à la pourpre de la cornaline; les tons les plus chauds et les plus frais se heurtent harmonieusement, et le ciel lui-même passe du bleu le plus tendre aux couleurs les plus ardentes.