Il a dessiné tous les costumes sur mes indications; ils sont du plus beau caractère. On a d’abord crié qu’ils ne pourraient pas se traduire en soie et en velours, ni en aucune étoffe connue, et j’ai presque vu le moment où le costume troubadour allait être généralement adopté. Les dames disaient que ces couleurs tranchantes éteindraient leurs yeux. À quoi nous avons répondu que leurs yeux étaient des astres très parfaitement inextinguibles, et que c’étaient, au contraire, leurs yeux qui éteindraient les couleurs, et même les quinquets, le lustre et le soleil, s’il y avait lieu. – Elles n’eurent rien à répondre à cela; mais c’étaient d’autres objections qui repoussaient en foule et se hérissaient, pareilles à l’hydre de Lerne; on n’avait pas plutôt coupé la tête à l’une que l’autre se dressait plus entêtée et plus stupide.
– Comment voulez-vous que cela tienne? Tout va sur le papier, mais c’est autre chose sur le dos; je n’entrerai jamais là-dedans! – Mon jupon est trop court au moins de quatre doigts; je n’oserai jamais me présenter ainsi! – Cette fraise est trop haute; j’ai l’air d’être bossue et de n’avoir pas de cou.
– Cette coiffure me vieillit intolérablement.
– Avec de l’empois, des épingles et de la bonne volonté, tout tient. – Vous voulez rire! une taille comme la vôtre, plus frêle qu’une taille de guêpe, et qui passerait dans la bague de mon petit doigt! je gage vingt-cinq louis contre un baiser qu’il faudra rétrécir ce corsage. – Votre jupe est bien loin d’être trop courte, et, si vous pouviez voir quelle adorable jambe vous avez, vous seriez assurément de mon avis. – Au contraire votre cou se détache et se dessine admirablement bien dans son auréole de dentelles. – Cette coiffure ne vous vieillit point du tout, et, quand même vous paraîtriez quelques années de plus, vous êtes d’une si excessive Jeunesse que cela doit être on ne peut plus indifférent; en vérité, vous nous donneriez d’étranges soupçons, si nous ne savions pas où sont les morceaux de votre dernière poupée… et cœtera.
Tu ne te figures pas la prodigieuse quantité de madrigaux que nous avons été obligés de dépenser pour contraindre nos dames à mettre des costumes charmants, et qui leur allaient le mieux du monde.
Nous avons eu aussi beaucoup de peine à leur faire poser congrûment leurs assassines. Quel diable de goût ont les femmes! et de quel titanique entêtement est possédée une petite-maîtresse vaporeuse qui croit que le jaune paille glacé lui va mieux que le jonquille ou le rose vif. Je suis sûr que, si j’avais appliqué aux affaires publiques la moitié des ruses et des intrigues que j’ai employées pour faire mettre une plume rouge à gauche et non à droite, je serais ministre d’État ou empereur pour le moins.
Quel pandémonium! quelle cohue énorme et inextricable doit être un théâtre véritable!
Depuis que l’on a parlé de jouer la comédie, tout est ici dans le désordre le plus complet. Tous les tiroirs sont ouverts, toutes les armoires vidées; c’est un vrai pillage. Les tables, les fauteuils, les consoles, tout est encombré, on ne sait où poser le pied: il traîne par la maison des quantités prodigieuses de robes, de mantelets, de voiles, de jupes, de capes, de toques, de chapeaux; et, quand on pense que cela doit tenir sur le corps de sept ou huit personnes, on se rappelle involontairement ces bateleurs de la foire qui ont huit à dix habits les uns sur les autres: et l’on ne peut se figurer que, de tout cet amas, Il ne sortira qu’un costume pour chacun.
Les domestiques ne font qu’aller et venir; – il y en a toujours deux ou trois sur le chemin du château à la ville, et, si cela continue, tous les chevaux deviendront poussifs.
Un directeur de théâtre n’a pas le temps d’être mélancolique, et je ne l’ai guère été depuis quelque temps. Je suis tellement assourdi et assommé que je commence à ne plus rien comprendre à la pièce. Comme c’est moi qui remplis le rôle de l’imprésario outre mon rôle d’Orlando, ma besogne est double. Quand il se présente quelque difficulté, c’est à moi qu’on a recours, et mes décisions n’étant pas toujours écoutées comme des oracles, cela dégénère en des discussions interminables.
Si ce qu’on appelle vivre est d’être toujours sur ses jambes, de répondre à vingt personnes, de monter et de descendre des escaliers, de ne pas penser une minute dans une journée, je n’ai jamais tant vécu que cette semaine; je ne prends pourtant pas autant de part à ce mouvement que l’on pourrait le croire. – L’agitation est très peu profonde, et à quelques brasses on retrouverait l’eau morte et sans courant; la vie ne me pénètre pas si facilement que cela; et c’est même alors que le vis le moins, quoique j’aie l’air d’agir et de me mêler à ce qui se fait; l’action m’hébète et me fatigue à un point dont on ne peut se faire une idée; – quand je n’agis pas, je pense ou au moins je rêve, et c’est une façon d’existence; – je ne l’ai plus dès que je sors de mon repos d’idole de porcelaine.
Jusqu’à présent, je n’ai rien fait, et j’ignore si je ferai jamais rien. Je ne sais pas arrêter mon cerveau, ce qui est toute la différence de l’homme de talent à l’homme de génie; c’est un bouillonnement sans fin, le flot pousse le flot; je ne puis maîtriser cette espèce de jet intérieur qui monte de mon cœur à ma tête, et qui noie toutes mes pensées faute d’issues. – Je ne puis rien produire, non par stérilité, mais par surabondance; mes idées poussent si drues et si serrées qu’elles s’étouffent et ne peuvent mûrir. – Jamais l’exécution, si rapide et si fougueuse qu’elle soit, n’atteindra à une pareille vélocité: – quand j’écris une phrase, la pensée qu’elle rend est déjà aussi loin de moi que si un siècle se fût écoulé au lieu d’une seconde, et souvent il m’arrive d’y mêler, malgré moi, quelque chose de la pensée qui l’a remplacée dans ma tête.
Voilà pourquoi je ne saurais vivre, – ni comme poète ni comme amant. – Je ne puis rendre que les idées que je n’ai plus; – je n’ai les femmes que lorsque je les ai oubliées et que j’en aime d’autres; – homme, comment pourrais-je produire ma volonté au jour, puisque, si fort que je me hâte, je n’ai plus le sentiment de ce que je fais, et que je n’agis que d’après une faible réminiscence?
Prendre une pensée dans un filon de son cerveau, l’en sortir brute d’abord comme un bloc de marbre qu’on extrait de la carrière, la poser devant soi, et du matin au soir, un ciseau d’une main, un marteau de l’autre, cogner, tailler, gratter, et emporter à la nuit une pincée de poudre pour jeter sur son écriture; voilà ce que je ne pourrai jamais faire.
Je dégage bien en idée la svelte figure du bloc grossier, et j’en ai la vision très nette; mais il y a tant d’angles à abattre, tant d’éclats à faire sauter, tant de coups de râpe et de marteau à donner pour approcher de la forme et saisir la juste sinuosité du contour que les ampoules me viennent aux mains, et que je laisse tomber le ciseau par terre.