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Peut-être les motifs qui l’obligeaient à ce travestissement n’existent-ils plus, et va-t-il bientôt reprendre le vêtement qui lui convient: c’est ce que j’ignore; toujours est-il que la Rosalinde a prononcé certains mots avec des inflexions particulières, et qu’elle a appuyé d’une manière très marquée sur tous les passages du rôle qui avaient une signification ambiguë et qui se pouvaient détourner dans ce sens-là.

Dans la scène du rendez-vous, depuis l’instant où elle reproche à Orlando de n’être pas arrivé deux heures avant, comme il sied à un véritable amoureux, mais bien deux heures après, jusqu’au douloureux soupir qu’effrayée de l’étendue de sa passion elle pousse en se jetant dans les bras d’Aliéna: «Ô cousine! cousine! ma jolie petite cousine! si tu savais à quelle profondeur je suis enfoncée dans l’abîme de l’amour!», elle a déployé un talent miraculeux. C’était un mélange de tendresse, de mélancolie et d’amour irrésistible; sa voix avait quelque chose de tremblant et d’ému, et derrière le rire on sentait l’amour le plus violent prêt à faire explosion; ajoutez à cela tout le piquant et la singularité de la transposition et ce qu’il y a de nouveau à voir un jeune homme faire la cour à sa maîtresse qu’il prend pour un homme et qui en a toutes les apparences.

Des expressions qui eussent paru ordinaires et communes dans d’autres situations prenaient dans celle-ci un relief particulier, et toute cette menue monnaie de comparaisons et de protestations amoureuses, qui a cours sur le théâtre, semblait refrappée avec un coin tout neuf; d’ailleurs les pensées, au lieu d’être rares et charmantes comme elles le sont, eussent-elles été plus usées que la soutane d’un juge ou la croupière d’un âne de louage, la façon dont elles étaient débitées les eût fait trouver de la plus merveilleuse finesse et du meilleur goût du monde.

J’ai oublié de te dire que Rosette, après avoir refusé le rôle de Rosalinde, s’était complaisamment chargée du rôle secondaire de Phoebé; Phoebé est une bergère de la forêt des Ardennes, éperdument aimée du berger Sylvius, qu’elle ne peut souffrir et qu’elle accable des plus constantes rigueurs. Phoebé est froide comme la lune dont elle porte le nom; elle a un cœur de neige qui ne fond point au feu des plus ardents soupirs, mais dont la croûte glacée s’épaissit de plus en plus et devient dure comme le diamant; mais à peine a-t-elle vu Rosalinde sous les habits du beau page Ganymède, que toute cette glace se résout en pleurs et que le diamant devient plus mou que de la cire. L’orgueilleuse Phoebé, qui se riait de l’amour, est amoureuse elle-même; elle souffre maintenant les tourments qu’elle faisait endurer aux autres. Sa fierté s’abat jusqu’à faire toutes les avances, et elle fait porter à Rosalinde, par le pauvre Sylvius, une lettre brûlante qui contient l’aveu de sa passion dans les termes les plus humbles et les plus suppliants. Rosalinde, touchée de pitié pour Sylvius, et ayant d’ailleurs les plus excellentes raisons du monde pour ne pas répondre à l’amour de Phoebé, lui fait essuyer les traitements les plus durs et se moque d’elle avec une cruauté et un acharnement sans pareils. Phoebé préfère cependant ces injures aux plus délicats et plus passionnés madrigaux de son malheureux berger; elle suit partout le bel inconnu, et à force d’importunités, ce qu’elle en peut tirer de plus doux est cette promesse que, si jamais il épouse une femme, à coup sûr ce sera elle; en attendant, il l’engage à bien traiter Sylvius et à ne pas se bercer d’une trop flatteuse espérance.

Rosette s’est acquittée de son rôle avec une grâce triste et caressante, un ton douloureux et résigné qui allait au cœur; – et lorsque Rosalinde lui dit: «Je vous aimerais, si je pouvais», les larmes furent au moment de déborder de ses yeux, et elle eut peine à les contenir, car l’histoire de Phoebé est la sienne, comme celle d’Orlando est la mienne, à cette différence près que tout se dénoue heureusement pour Orlando, et que Phoebé, trompée dans son amour, au lieu du charmant idéal qu’elle voulait embrasser, en est réduite à épouser Sylvius. La vie est ainsi disposée: ce qui fait le bonheur de l’un fait nécessairement le malheur de l’autre. Il est très heureux pour moi que Théodore soit une femme; il est très malheureux pour Rosette que ce ne soit pas un homme, et elle se trouve jetée maintenant dans les impossibilités amoureuses où j’étais naguère égaré.

À la fin de la pièce, Rosalinde quitte pour des vêtements de son sexe le pourpoint du page Ganymède, et se fait reconnaître par le duc pour sa fille, par Orlando pour sa maîtresse; le dieu Hymenaeus arrive avec sa livrée de safran et ses torches légitimes. – Trois mariages ont lieu. – Orlando épouse Rosalinde, Phoebé Sylvius, et le bouffon Touchstone la naïve Audrey. – Puis l’épilogue vient faire sa salutation, et le rideau tombe…

Tout cela nous a extrêmement intéressés et occupés: c’était en quelque sorte une autre pièce dans la pièce, un drame invisible et inconnu aux autres spectateurs que nous jouions pour nous seuls, et qui, sous des paroles symboliques, résumait notre vie complète et exprimait nos plus cachés désirs. – Sans la singulière recette de Rosalinde, je serais plus malade que jamais n’ayant pas même un espoir de lointaine guérison, et j’aurais continué à errer tristement dans les sentiers obliques de l’obscure forêt.

Cependant je n’ai qu’une certitude morale; les preuves me manquent, et je ne puis rester plus longtemps dans cet état d’incertitude; il faut absolument que je parle à Théodore d’une manière plus précise. Je me suis approché vingt fois de lui avec une phrase préparée, sans pouvoir venir à bout de la dire, – je n’ose pas; j’ai bien des occasions de lui parler seul ou dans le parc, ou dans ma chambre, ou dans la sienne, car il vient me voir et je vais le voir, mais je les laisse passer sans m’en servir, bien que l’instant d’après j’en éprouve un regret mortel, et que j’entre contre moi-même en des colères horribles. J’ouvre la bouche, et malgré moi d’autres mots se substituent aux mots que je voudrais dire; au lieu de déclarer mon amour, je disserte sur la pluie et le beau temps ou telle autre stupidité pareille. Cependant la saison va finir, et bientôt l’on retournera à la ville; les facilités qui s’ouvrent ici favorablement devant mes désirs ne se retrouveront nulle part: – nous nous perdrons peut-être de vue, et un courant opposé nous emportera sans doute.

La liberté de la campagne est une chose si charmante et si commode! – les arbres même un peu effeuillés de l’automne offrent de si délicieux ombrages aux rêveries du naissant amour! il est difficile de résister au milieu de la belle nature! les oiseaux ont des chansons si langoureuses, les fleurs des parfums si enivrants, le revers des collines des gazons si dorés et si soyeux! La solitude vous inspire mille voluptueuses pensées, que le tourbillon du monde eût dispersées ou fait envoler çà et là, et le mouvement instinctif de deux êtres qui entendent battre leur cœur dans le silence d’une campagne déserte est d’enlacer leurs bras plus étroitement et de se replier l’un sur l’autre, comme si effectivement il n’y avait plus qu’eux de vivants au monde.