Mais je vis par la suite que rien n’était plus facile et que la recette en était fort simple.
Je ne te conterai pas, selon l’usage des voyageurs, que j’ai fait tant de lieues tel jour, que j’ai été de cet endroit à cet autre, que le rôti que j’ai mangé dans l’auberge du Cheval-Blanc ou de la Croix-de-Fer était cru ou brûlé; que le vin était aigre et que le lit où j’ai couché avait des rideaux à personnages ou à fleurs: ce sont des détails très importants et qu’il est bon de conserver à la postérité; mais il faudra que la postérité s’en passe pour cette fois et que tu te résignes à ne pas savoir de combien de plats mon dîner était composé, et si j’ai bien ou mal dormi pendant le cours de mes voyages. Je ne te donnerai pas non plus une description exacte des différents paysages, des champs de blés et forêts, des cultures variées et des collines chargées de hameaux qui ont successivement passé devant mes yeux: cela est facile à supposer; prends un peu de terre, plantes-y quelques arbres et quelques brins d’herbe, barbouille derrière cela un petit bout de ciel ou grisâtre ou bleu pâle, et tu auras une idée très suffisante du fond mouvant sur lequel se détachait notre petite caravane. – Si, dans ma première lettre, je suis entrée en quelques détails de ce genre, veuille bien m’excuser, je n’y retomberai plus: comme je n’étais jamais sortie, la moindre chose me semblait d’une importance énorme.
Un des cavaliers, mon compagnon de lit, celui que j’avais été près de tirer par la manche dans la mémorable nuit dont je t’ai décrit tout au long les angoisses, se prit d’une belle passion pour moi et tint tout le temps son cheval à côté du mien.
À cette exception près, que je n’eusse pas voulu le prendre pour amant quand il m’eût apporté la plus belle couronne du monde, il ne me déplaisait pas autrement; il était instruit, et ne manquait ni d’esprit ni de bonne humeur: seulement, quand il parlait des femmes, c’était avec un ton de mépris et d’ironie pour lequel je lui eusse très volontiers arraché les deux yeux de la tête, d’autant plus que, sous l’exagération, il y avait dans ce qu’il disait beaucoup de choses d’une vérité cruelle et dont mon habit d’homme me forçait de reconnaître la justice.
Il m’invita d’une manière si pressante et à tant de reprises à venir voir avec lui une de ses sœurs sur la fin de son veuvage, et qui habitait en ce moment-là un vieux château avec une de ses tantes, que je ne pus le lui refuser. – Je fis quelques objections pour la forme, car au fond il m’était aussi égal d’aller là qu’autre part, et je pouvais tout aussi bien atteindre à mon but de cette façon que d’une autre; et, comme il me dit que je le désobligerais assurément beaucoup si je ne lui accordais au moins quinze jours, je lui répondis que je voulais bien et que c’était une chose convenue.
À un embranchement du chemin, – le compagnon, en montrant le jambage droit de cet Y naturel, me dit:
– C’est par là. Les autres nous donnèrent une poignée de main et s’en furent de l’autre côté.
Après quelques heures de marche, nous arrivâmes au lieu de notre destination.
Un fossé assez large, mais qui, au lieu d’eau, était rempli d’une végétation abondante et touffue, séparait le parc du grand chemin; le revêtement était en pierre de taille; et, dans les angles, se hérissaient de gigantesques artichauts et des chardons de fer qui semblaient avoir poussé comme des plantes naturelles entre les blocs disjoints de la muraille: un petit pont d’une arche traversait ce canal à sec et permettait d’arriver à la grille.
Une haute allée d’ormes, arrondie en berceau et taillée à la vieille mode, se présentait d’abord à vous; et, après l’avoir suivie quelque temps, on débouchait dans une espèce de rond-point.
Ces arbres avaient plutôt l’air surannés que vieux; ils paraissaient avoir des perruques et être poudrés à blanc; on ne leur avait réservé qu’une petite houppe de feuillage au sommet de la tête; tout le reste était soigneusement émondé, en sorte qu’on les eût pris pour des plumets démesurés plantés en terre de distance en distance.
Après avoir traversé le rond-point, couvert d’une herbe fine soigneusement foulée au rouleau, il fallait encore passer sous une curieuse architecture de feuillage ornée de pots-à-feu, de pyramides et de colonnes d’ordre rustique, le tout pratiqué à grand renfort de ciseaux et de serpes dans un énorme massif de buis. – Par différentes échappées on apercevait, à droite et à gauche, tantôt un château de rocaille à demi ruiné, tantôt l’escalier rongé de mousse d’une cascade tarie, ou bien un vase ou une statue de nymphe et de berger le nez et les doigts cassés, avec quelques pigeons perchés sur les épaules et sur la tête.
Un grand parterre, dessiné à la française, s’étendait devant le château; tous les compartiments étaient tracés avec du buis et du houx dans la plus rigoureuse symétrie; cela avait bien autant l’air d’un tapis que d’un jardin: de grandes fleurs en parure de bal, le port majestueux et la mine sereine, comme des duchesses qui s’apprêtent à danser le menuet, vous faisaient au passage une légère inclination de tête. D’autres, moins polies apparemment, se tenaient raides et immobiles, pareilles à des douairières qui font tapisserie. Des arbustes de toutes les formes possibles, si l’on en excepte toutefois leur forme naturelle, ronds, carrés, pointus, triangulaires, avec des caisses vertes et grises, semblaient marcher professionnellement au long de la grande allée, et vous conduire par la main jusqu’aux premières marches du perron.
Quelques tourelles, à demi engagées dans des constructions plus récentes, dépassaient la ligne de l’édifice de toute la hauteur de leur éteignoir d’ardoises, et leurs girouettes de tôle taillées en queue d’aronde témoignaient d’une assez honorable antiquité. Les fenêtres du pavillon du milieu donnaient toutes sur un balcon commun orné d’une balustrade de fer extrêmement travaillée et d’une grande richesse, et les autres étaient entourées de cadres de pierre avec des chiffres et des nœuds sculptés.
Quatre à cinq grands chiens accoururent en aboyant à pleine gueule et en faisant des cabrioles prodigieuses. Ils gambadaient autour des chevaux et leur sautaient au nez: ils firent surtout fête au cheval de mon camarade, à qui probablement ils allaient souvent rendre visite dans l’écurie, ou qu’ils accompagnaient à la promenade.
À tout ce tapage, arriva enfin une espèce de valet, l’air moitié laboureur, moitié palefrenier, qui prit nos bêtes par la bride et les emmena. – Je n’avais pas encore vu âme qui vive, si ce n’est une petite paysanne effarée et sauvage comme un daim, qui s’était sauvée à notre aspect et tapie dans un sillon, derrière du chanvre, quoique nous l’eussions appelée à plusieurs reprises, et que nous eussions fait notre possible pour la rassurer.
Personne ne paraissait aux fenêtres; on eût dit que le château était inhabité, ou du moins ne l’était que par des esprits; car le moindre bruit ne transpirait pas au-dehors.