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Nous commencions à monter les premières marches du perron, en faisant sonner nos éperons, car nous avions les jambes un peu alourdies, lorsque nous entendîmes à l’intérieur comme un bruit de portes ouvertes et fermées, comme si quelqu’un se hâtait à notre rencontre.

En effet, une jeune femme parut sur le haut de la rampe, franchit en un bond l’espace qui la séparait de mon compagnon, et se jeta à son cou. Celui-ci l’embrassa très affectueusement, et, lui mettant le bras autour de la taille, il l’enleva presque et la porta ainsi jusqu’au palier.

– Savez-vous que vous êtes bien aimable et bien galant pour un frère, mon cher Alcibiade? – N’est-ce pas, monsieur, qu’il n’est pas tout à fait inutile que je vous avertisse que c’est mon frère, car en vérité il n’en a pas trop les façons? dit la jeune belle en se retournant de mon côté.

À quoi je répondis qu’on s’y pouvait méprendre, et que c’était en quelque sorte un malheur que d’être son frère et de se trouver ainsi exclu de la catégorie de ses adorateurs; que pour moi, si je l’étais, je deviendrais à la fois le plus malheureux et le plus heureux cavalier de la terre. – Ce qui la fit doucement sourire.

Tout en causant ainsi, nous entrâmes dans une salle basse dont les murs étaient décorés d’une tapisserie de haute lisse de Flandre. – De grands arbres à feuilles aiguës y soutenaient des essaims d’oiseaux fantastiques; les couleurs altérées par le temps produisaient de bizarres transpositions de nuances; le ciel était vert, les arbres bleu de roi avec des lumières jaunes et dans les draperies des personnages l’ombre était souvent d’une couleur opposée au fond de l’étoffe; – les chairs ressemblaient à du bois, et les nymphes qui se promenaient sous les ombrages déteints de la forêt avaient l’air de momies démaillotées; leur bouche seule, dont la pourpre avait conservé sa teinte primitive, souriait avec une apparence de vie. Sur le devant, se hérissaient de hautes plantes d’un vert singulier avec de larges fleurs panachées dont les pistils ressemblaient à des aigrettes de paon. Des hérons à la mine sérieuse et pensive, la tête enfoncée dans les épaules, leur long bec reposant sur leur jabot rebondi, se tenaient philosophiquement debout sur une de leurs maigres pattes, dans une eau dormante et noire, rayée de fils d’argent ternis; par les échappées du feuillage, on voyait dans le lointain de petits châteaux avec des tourelles pareilles à des poivrières et des balcons chargés de belles dames en grands atours qui regardaient passer des cortèges ou des chasses.

Des rocailles capricieusement dentelées, d’où tombaient des torrents de laine blanche, se confondaient au bord de l’horizon avec des nuages pommelés.

Une des choses qui me frappèrent le plus, ce fut une chasseresse qui tirait un oiseau. – Ses doigts ouverts venaient de lâcher la corde, et la flèche était partie, mais, comme cet endroit de la tapisserie se trouvait à une encoignure, la flèche était de l’autre côté de la muraille et avait décrit un grand crochet; pour l’oiseau, il s’envolait sur ses ailes immobiles et semblait vouloir gagner une branche voisine.

Cette flèche empennée et armée d’une pointe d’or, toujours en l’air et n’arrivant jamais au but, faisait l’effet le plus singulier, était comme un triste et douloureux symbole de la destinée humaine, et plus je la regardais, plus j’y découvrais de sens mystérieux et sinistres. – La chasseresse était là, debout, le pied tendu en avant, le jarret plié, son œil aux paupières de soie tout grand ouvert et ne pouvant plus voir sa flèche déviée de son chemin: et semblait chercher avec anxiété le phénicoptère aux plumes bigarrées qu’elle voulait abattre et qu’elle s’attendait à voir tomber devant elle percé de part en part. – Je ne sais si c’est une erreur de mon imagination, mais je trouvais à cette figure une expression aussi morne et aussi désespérée que celle d’un poète qui meurt sans avoir écrit l’ouvrage sur lequel il comptait pour fonder sa réputation, et que le râle impitoyable saisit au moment où il essaye de le dicter.

Je te parle longuement de cette tapisserie, plus longuement à coup sûr que cela n’en vaut la peine; – mais c’est une chose qui m’a toujours étrangement préoccupée, que ce monde fantastique créé par les ouvriers de haute lisse.

J’aime passionnément cette végétation imaginaire, ces fleurs et ces plantes qui n’existent pas dans la réalité, ces forêts d’arbres inconnus où errent des licornes, des caprimules et des cerfs couleur de neige, avec un crucifix d’or entre leurs rameaux, habituellement poursuivis par des chasseurs à barbe rouge et en habits de Sarrasins.

Lorsque j’étais petite, je n’entrais guère dans une chambre tapissée sans éprouver une espèce de frisson, et j’osais à peine m’y remuer.

Toutes ces figures debout contre la muraille, et auxquelles l’ondulation de l’étoffe et le jeu de la lumière prêtent une espèce de vie fantastique, me semblaient autant d’espions occupés à surveiller mes actions pour en rendre compte en temps et lieu, et je n’eusse pas mangé une pomme ou un gâteau volé en leur présence. Que de choses ces graves personnages auraient à dire, s’ils pouvaient ouvrir leurs lèvres de fil rouge, et si les sons pouvaient pénétrer dans la conque de leur oreille brodée. De combien de meurtres, de trahisons, d’adultères infâmes et de monstruosités de toutes sortes ne sont-ils pas les silencieux et impassibles témoins!…

Mais laissons la tapisserie et revenons à notre histoire.

– Alcibiade, je vais faire avertir ma tante de votre arrivée.

– Oh! cela n’est pas fort pressé, ma sœur; asseyons-nous d’abord et causons un peu. Je vous présente un cavalier qui a nom Théodore de Sérannes et qui passera quelque temps ici. Je n’ai pas besoin de vous recommander de lui faire bon accueil; – il se recommande assez lui-même. (Je dis ce qu’il a dit; ne va pas intempestivement m’accuser de fatuité.)

La belle fit un petit mouvement de tête, comme pour donner son assentiment, et l’on parla d’autre chose.

Tout en faisant la conversation, je la regardais en détail et je l’examinais plus attentivement que je n’avais pu le faire jusqu’alors.

Elle pouvait avoir vingt-trois ou vingt-quatre ans, et son deuil lui allait on ne peut mieux; à vrai dire, elle n’avait pas l’air fort lugubre ni fort désolée, et je doute qu’elle eût mangé dans sa soupe les cendres de son Mausole en manière de rhubarbe. – Je ne sais si elle avait pleuré abondamment son époux défunt; si elle l’avait fait, en tout cas, il n’y paraissait guère, et le joli mouchoir de batiste qu’elle tenait à sa main était aussi parfaitement sec que possible.

Ses yeux n’étaient pas rouges, mais au contraire les plus clairs et les plus brillants du monde, et l’on eût en vain cherché sur ses joues le sillon par où avaient passé les larmes; il n’y avait en vérité que deux petites fossettes creusées par l’habitude de sourire, et, pour une veuve, il est juste de dire qu’on lui voyait très fréquemment les dents: ce qui n’était certainement pas un spectacle désagréable, car elle les avait petites et bien rangées. Je l’estimai tout d’abord de ne s’être pas crue obligée, parce qu’il lui était mort quelque mari, de se pocher les yeux et de se rendre le nez violet: je lui sus bon gré aussi de ne prendre aucune petite mine dolente et de parler naturellement avec sa voix sonore et argentine, sans traîner les mots et entrecouper ses phrases de vertueux soupirs.

Cela me parut de fort bon goût; je la jugeai tout d’abord une femme d’esprit, ce qu’elle est en effet.