Elle était bien faite, le pied et la main très convenables; son costume noir était arrangé avec toute la coquetterie possible et si gaiement que le lugubre de la couleur disparaissait complètement, et qu’elle eût pu aller au bal ainsi habillée, sans que personne le trouvât étrange. Si jamais je me marie et que je devienne veuve, je lui demanderai un patron de sa robe, car elle lui va comme un ange.
Après quelques propos, nous montâmes chez la vieille tante.
Nous la trouvâmes assise dans un grand fauteuil à dos renversé, avec un petit tabouret sous son pied, et à côté d’elle un vieux chien tout chassieux et tout renfrogné, qui leva son museau noir à notre arrivée, et nous accueillit par un grognement très peu amical.
Je n’ai jamais envisagé une vieille femme qu’avec horreur. Ma mère est morte toute jeune; sans doute, si je l’avais vue lentement vieillir et que j’eusse vu ses traits se déformer dans une progression imperceptible, je m’y fusse paisiblement habituée. – Dans mon enfance, je n’ai été entourée que de figures jeunes et riantes, en sorte que j’ai gardé une antipathie insurmontable pour les vieilles gens. Aussi je frissonnai quand la belle veuve toucha de ses lèvres pures et vermeilles le front jaune de la douairière. – C’est une chose que je ne saurais prendre sur moi. Je sais que lorsque j’aurai soixante ans, je serai ainsi; – c’est égal, je n’y puis rien faire, et je prie Dieu qu’il me fasse mourir jeune comme ma mère.
Cependant cette vieille avait conservé de son ancienne beauté quelques linéaments simples et majestueux qui l’empêchaient de tomber dans cette laideur de pomme cuite qui est le partage des femmes qui n’ont été que jolies ou simplement fraîches; ses yeux, quoique terminés à leurs angles par une patte de plis et recouverts d’une paupière large et molle, avaient encore quelques étincelles de leur feu primitif, et l’on voyait qu’ils avaient dû, sous le règne de l’autre roi, lancer des éclairs de passion à éblouir. Son nez mince et maigre, un peu recourbé en bec d’oiseau de proie, donnait à son profil une sorte de grandeur sérieuse que tempérait le sourire indulgent de sa lèvre autrichienne peinte de carmin, selon la mode du siècle passé.
Son costume était antique sans être ridicule, et s’harmonisait parfaitement avec sa figure; elle avait pour coiffure une simple cornette blanche avec une petite dentelle; ses mains, longues et amaigries, qu’on devinait avoir été fort belles, flottaient dans des mitaines sans pouce et sans doigts, une robe feuille-morte, brochée de ramages d’une couleur plus foncée, une mante noire et un tablier de pou-de-soie gorge-de-pigeon complétaient son ajustement.
Les vieilles femmes devraient toujours s’habiller ainsi et respecter assez leur mort prochaine pour ne point se harnacher de plumes, de guirlandes de fleurs de rubans de couleurs tendres et de mille affiquets qui ne vont qu’à l’extrême jeunesse. Elles ont beau faire des avances à la vie, la vie n’en veut plus; – elles en sont pour leurs frais, comme ces courtisanes surannées qui se plâtrent de rouge et de blanc, et que les muletiers ivres repoussent sur la borne avec des injures et des coups de pied.
La vieille dame nous reçut avec cette aisance et cette politesse exquise qui est le partage des gens qui ont suivi l’ancienne cour, et dont le secret semble se perdre de jour en jour, comme tant d’autres beaux secrets, et d’une voix qui, bien que cassée et chevrotante, avait encore une grande douceur.
Je parus lui plaire beaucoup, et elle me regarda très longtemps et très attentivement avec un air fort touché. – Une larme se forma dans le coin de son œil et descendit lentement dans une de ses grandes rides, où elle se perdit et se sécha. Elle me pria de l’excuser et me dit que je ressemblais fort à un fils qu’elle avait autrefois et qui avait été tué à l’armée.
Tout le temps que je demeurai au château, je fus, à cause de cette ressemblance, réelle ou imaginaire, traitée par la bonne dame avec une bienveillance extraordinaire et toute maternelle. J’y trouvais plus de charmes que je ne l’aurais cru d’abord, car le plus grand plaisir que les personnes qui sont d’âge me puissent faire, c’est de ne me parler jamais et de s’en aller quand j’arrive.
Je ne te conterai pas en détail et jour par jour ce que j’ai fait à R***. Si je me suis un peu étendue sur tout ce commencement, et si je t’ai esquissé avec quelque soin ces deux ou trois physionomies, soit de personnes, soit de lieux, c’est qu’il m’arriva là des choses très singulières et pourtant fort naturelles, et que j’aurais dû prévoir en prenant des habits d’homme.
Ma légèreté naturelle me fit faire une imprudence dont je me repens cruellement, car elle a porté dans une bonne et belle âme un trouble que je ne puis apaiser sans découvrir ce que je suis et me compromettre gravement.
Pour avoir parfaitement l’air d’un homme et me divertir un peu, je ne trouvai rien de mieux que de faire la cour à la sœur de mon ami. – Cela me paraissait très drôle de me précipiter à quatre pattes lorsqu’elle laissait tomber son gant et de le lui rendre en faisant des révérences prosternées, de me pencher au dos de son fauteuil avec un petit air adorablement langoureux, et de lui couler dans le tuyau de l’oreille mille et un madrigaux on ne saurait plus charmants. Dès qu’elle voulait passer d’une chambre à une autre, je lui présentais gracieusement la main; si elle montait à cheval, je lui tenais l’étrier, et, à la promenade, je marchais toujours à côté d’elle; le soir, je lui faisais la lecture et je chantais avec elle; – bref, je m’acquittais avec une scrupuleuse exactitude de tous les devoirs d’un cavalier servant.
Je faisais toutes les mines que j’avais vu faire aux amoureux, ce qui m’amusait et me faisait rire comme une vraie folle que je suis, lorsque je me trouvais seule dans ma chambre et que je réfléchissais à toutes les impertinences que je venais de débiter du ton le plus sérieux du monde.
Alcibiade et la vieille marquise paraissaient voir cette intimité avec plaisir et nous laissaient fort souvent tête à tête. Je regrettais quelquefois de n’être pas véritablement un homme pour en mieux profiter; si je l’avais été, il n’aurait tenu qu’à moi, car notre charmante veuve semblait avoir parfaitement oublié le défunt, ou, si elle s’en souvenait, elle eût été volontiers infidèle à sa mémoire.
Ayant commencé sur ce ton, je ne pouvais guère honnêtement reculer, et il était fort difficile de faire une retraite avec armes et bagages; je ne pouvais cependant pas non plus dépasser une certaine limite et je ne savais guère être aimable qu’en paroles: – j’espérais attraper ainsi la fin du mois que je devais passer à R*** et me retirer avec promesse de revenir, sauf à n’en rien faire. – Je croyais qu’à mon départ la belle se consolerait, et en ne me voyant plus, m’aurait bientôt oubliée.
Mais, en me jouant, j’avais éveillé une passion sérieuse et les choses tournèrent autrement: – ce qui vous retrace une vérité très connue depuis longtemps, à savoir qu’il ne faut jamais jouer ni avec le feu ni avec l’amour.
Avant de m’avoir vue, Rosette ne connaissait pas encore l’amour. Mariée fort jeune à un homme beaucoup plus vieux qu’elle, elle n’avait pu sentir pour lui qu’une espèce d’amitié filiale; – sans doute, elle avait été courtisée, mais elle n’avait pas eu d’amant, tout extraordinaire que la chose puisse paraître: ou les galants qui lui avaient rendu des soins étaient de minces séducteurs, ou, ce qui est plus probable, son heure n’était pas encore sonnée. – Les hobereaux et les gentillâtres de province, parlant toujours de fumées et de laisses, de ragots et d’andouillers, d’hallali et de cerfs dix cors, et entremêlant le tout de charades d’almanach et de madrigaux moisis de vétusté, n’étaient assurément guère faits pour lui convenir, et sa vertu n’avait pas eu beaucoup à se débattre pour ne leur point céder. – D’ailleurs, la gaieté et l’enjouement naturel de son caractère la défendaient suffisamment contre l’amour, cette molle passion qui a tant de prise sur les rêveurs et les mélancoliques; l’idée que son vieux Tithon avait pu lui donner de la volupté devait être assez médiocre pour ne la point jeter en de grandes tentations d’en essayer encore, et elle jouissait doucement du plaisir d’être veuve de si bonne heure et d’avoir encore tant d’années à être jolie.