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Mais, à mon arrivée, tout cela changea bien. – Je crus d’abord que, si je me fusse tenue avec elle entre les bornes étroites d’une froide et exacte politesse, elle n’aurait pas fait autrement attention à moi; mais, en vérité, je fus obligée de reconnaître par la suite qu’il n’en eût été ni plus ni moins, et que cette supposition, quoique fort modeste, était purement gratuite.

Hélas! rien ne peut détourner l’ascendant fatal, et nul ne saurait éviter l’influence bienfaisante ou maligne de son étoile.

La destinée de Rosette était de n’aimer qu’une fois dans sa vie et d’un amour impossible; il faut qu’elle la remplisse, et elle la remplira.

J’ai été aimée, ô Graciosa! et c’est une douce chose, quoique je ne l’aie été que par une femme, et que, dans un amour ainsi détourné, il y eût quelque chose de pénible qui ne se doit pas trouver dans l’autre; – oh! une bien douce chose! – Quand on s’éveille la nuit et qu’on se relève sur son coude, se dire: – Quelqu’un pense ou rêve à moi; on s’occupe de ma vie; un mouvement de mes yeux ou de ma bouche fait la joie ou la tristesse d’une autre créature; une parole que j’ai laissée tomber au hasard est recueillie avec soin, commentée et retournée des heures entières; je suis le pôle où se dirige un aimant inquiet; ma prunelle est un ciel, ma bouche est un paradis plus souhaité que le véritable; je mourrais, une pluie tiède de larmes réchaufferait ma cendre, mon tombeau serait plus fleuri qu’une corbeille de noce; si j’étais en danger, quelqu’un se jetterait entre la pointe de l’épée et ma poitrine; on se sacrifierait pour moi! – c’est beau; et je ne sais pas ce que l’on peut souhaiter de plus au monde.

Cette pensée me faisait un plaisir que je me reprochais, car pour tout cela je n’avais rien à donner, et j’étais dans la position d’une personne pauvre qui accepte des présents d’un ami riche et généreux, sans espoir de pouvoir jamais lui en faire à son tour. Cela me charmait d’être adorée ainsi, et par instants je me laissais faire avec une singulière complaisance. À force d’entendre tout le monde m’appeler monsieur, et de me voir traiter comme si j’étais un homme, j’oubliais insensiblement que j’étais femme; – mon déguisement me semblait mon habit naturel, et il ne me souvenait pas d’en avoir jamais porté d’autre; je ne songeais plus que je n’étais au bout du compte qu’une petite évaporée qui s’était fait une épée de son aiguille, et une paire de culottes en coupant une de ses jupes.

Beaucoup d’hommes sont plus femmes que moi. – Je n’ai guère d’une femme que la gorge, quelques lignes plus rondes, et des mains plus délicates; la jupe est sur mes hanches et non dans mon esprit. Il arrive souvent que le sexe de l’âme ne soit point pareil à celui du corps, et c’est une contradiction qui ne peut manquer de produire beaucoup de désordre. – Moi, par exemple, si je n’avais pas pris cette résolution, folle en apparence, mais très sage au fond, de renoncer aux habits d’un sexe qui n’est le mien que matériellement et par hasard, j’eusse été fort malheureuse: j’aime les chevaux, l’escrime, tous les exercices violents, je me plais à grimper et à courir çà et là comme un jeune garçon; il m’ennuie de me tenir assise les deux pieds joints, les coudes collés au flanc, de baisser modestement les yeux, de parler d’une petite voix flûtée et mielleuse, et de faire passer dix millions de fois un bout de laine dans les trous d’un canevas; – je n’aime pas à obéir le moins du monde, et le mot que je dis le plus souvent est: – Je veux. – Sous mon front poli et mes cheveux de soie remuent de fortes et viriles pensées; toutes les précieuses niaiseries qui séduisent principalement les femmes ne m’ont jamais que médiocrement touchée, et, comme Achille déguisé en jeune fille, je laisserais volontiers le miroir pour une épée. – La seule chose qui me plaise des femmes, c’est leur beauté; – malgré les inconvénients qui en résultent, je ne renoncerais pas volontiers à ma forme, quoique mal assortie à l’esprit qu’elle enveloppe.

C’était quelque chose de neuf et de piquant qu’une pareille intrigue, et je m’en serais fort amusée, si elle n’avait pas été prise au sérieux par la pauvre Rosette. Elle se mit à m’aimer avec une naïveté et une conscience admirables, de toute la force de sa belle et bonne âme, – de cet amour que les hommes ne comprennent pas et dont ils ne sauraient se faire même une lointaine idée, délicatement et ardemment, comme je souhaiterais d’être aimée, et comme j’aimerais, si je rencontrais la réalité de mon rêve. Quel beau trésor perdu, quelles perles blanches et transparentes comme jamais les plongeurs n’en trouveront dans l’écrin de la mer! quelles suaves haleines, quels doux soupirs dispersés dans les airs, et qui auraient pu être recueillis par des lèvres amoureuses et pures!

Cette passion aurait pu rendre un jeune homme si heureux! tant d’infortunés, beaux, charmants, bien doués, pleins de cœur et d’esprit, ont vainement supplié à genoux d’insensibles et mornes idoles! tant d’âmes tendres et bonnes se sont jetées de désespoir dans les bras des courtisanes, ou se sont éteintes silencieusement comme des lampes dans des tombeaux, et qui auraient été sauvées de la débauche et de la mort par un sincère amour!

Quelle bizarrerie dans la destinée humaine! et que le hasard est un grand railleur!

Ce que tant d’autres avaient désiré ardemment me venait, à moi qui n’en voulais pas et ne pouvais pas en vouloir. Il prend fantaisie à une jeune fille capricieuse de courir le pays en habits d’homme pour savoir un peu à quoi s’en tenir sur le compte de ses amants futurs; elle couche dans une auberge avec un digne frère qui l’amène par le bout du doigt devant sa sœur, qui n’a rien de plus pressé que d’en devenir amoureuse comme une chatte, comme une colombe, comme tout ce qu’il y a d’amoureux et de langoureux au monde. – Il est bien évident que, si j’eusse été un jeune homme et que cela eût pu me servir à quelque chose, il en eût été tout autrement, et que la dame m’eût prise en horreur. – La fortune aime assez à donner des pantoufles à ceux qui ont des jambes de bols, et des gants à ceux qui n’ont pas de mains; – l’héritage qui aurait pu vous faire vivre à votre aise vous vient ordinairement le jour de votre mort.

J’allais quelquefois, non pas aussi souvent qu’elle aurait voulu, voir Rosette dans sa ruelle; quoique habituellement elle ne reçût que debout, cependant, en ma faveur, on passait par là-dessus. – On eût passé par-dessus bien d’autres choses, si j’eusse voulu; – mais, comme on dit, la plus belle fille ne peut donner que ce qu’elle a, et ce que j’avais n’eût pas été d’une grande utilité à Rosette.

Elle me tendait sa petite main à baiser; – j’avoue que je ne la baisais pas sans quelque plaisir, car elle est fort douce, très blanche, exquisément parfumée, et moelleusement attendrie par une naissante moiteur; je la sentais frissonner et se contracter sous mes lèvres, dont je prolongeais malicieusement la pression. – Alors Rosette, tout émue et d’un air suppliant, tournait vers moi ses longs yeux chargés de volupté et inondés d’une lueur humide et transparente, puis elle laissait retomber sur son oreiller sa jolie tête, qu’elle avait un peu soulevée pour me mieux recevoir. – Je voyais sous le drap onder sa gorge inquiète et tout son corps s’agiter brusquement. – Certes, quelqu’un qui eût été en état d’oser eût pu oser beaucoup, et à coup sûr l’on eût été reconnaissant de ses témérités, et on lui eût su gré d’avoir sauté quelques chapitres du roman.