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Désespérant de vous trouver jamais, j’accusais mon rêve de mensonge et je faisais des querelles furieuses au sort: – je me disais que j’étais bien fou de chercher un pareil type, ou que la nature était bien inféconde et le Créateur bien inhabile de ne pouvoir réaliser la simple pensée de mon cœur. – Prométhée avait eu ce noble orgueil de vouloir faire un homme et de rivaliser avec Dieu; moi, j’avais créé une femme, et je croyais qu’en punition de mon audace un désir toujours inassouvi me rongerait le foie comme un autre vautour; je m’attendais à être enchaîné avec des fers de diamant sur une roche chenue au bord du sauvage Océan, – mais les belles nymphes marines aux longs cheveux verts, élevant au-dessus des flots leur gorge blanche et pointue, et montrant au soleil leur corps de nacre de perle tout ruisselant des pleurs de la mer, ne seraient point venues s’accouder sur le rivage pour me faire la conversation et me consoler dans ma peine comme dans la pièce du vieil Eschyle. Il n’en a point été ainsi.

Vous êtes venue, et j’ai dû reprocher son impuissance à mon imagination. – Mon tourment n’a pas été celui que je craignais, d’être perpétuellement en proie à une idée sur une roche stérile: mais je n’en ai pas moins souffert. J’avais vu qu’en effet vous existiez, que mes pressentiments ne m’avaient point menti sur ce point; mais vous vous êtes présentée à moi avec la beauté ambiguë et terrible du sphinx. Comme Isis, la mystérieuse déesse, vous étiez enveloppée d’un voile que je n’osais soulever de peur de tomber mort.

Si vous saviez, sous mes apparences distraites, avec quelle attention haletante et inquiète je vous observais et vous suivais jusque dans vos moindres mouvements! Rien ne m’échappait; comme je regardais ardemment le peu qui paraissait de votre chair au cou ou aux poignets pour tâcher de constater votre sexe! Vos mains ont été pour moi le sujet d’études profondes, et je puis dire que j’en connais les moindres sinuosités, les plus imperceptibles veines, la plus légère fossette; vous seriez cachée des pieds à la tête sous le plus impénétrable domino que je vous reconnaîtrais à voir seulement un de vos doigts. J’analysais les ondulations de votre marche, la manière dont vous posiez les pieds, dont vous releviez vos cheveux; je cherchais à surprendre votre secret dans l’habitude de votre corps. – Je vous épiais surtout à ces heures de mollesse où les os semblent retirés du corps et où les membres s’affaissent et ploient comme s’ils étaient dénoués, pour voir si la ligne féminine se prononcerait plus hardiment dans cet oubli et cette nonchalance. Jamais personne n’a été couvé du regard aussi ardemment que vous.

Je m’oubliais dans cette contemplation pendant des heures entières. Retiré dans quelque coin du salon, ayant en main un livre que je ne lisais point, ou tapi derrière le rideau de ma chambre, lorsque vous étiez dans la vôtre et que les jalousies de votre fenêtre étaient levées, alors, bien pénétré de la beauté merveilleuse qui se répand autour de vous et vous fait comme une atmosphère lumineuse, je me disais: Assurément c’est une femme; – puis tout à coup un mouvement brusque et hardi, un accent viril ou quelque façon cavalière détruisait dans une minute mon frêle édifice de probabilités, et me rejetait dans mes irrésolutions premières.

Je voguais à pleines voiles sur l’océan sans bornes de la rêverie amoureuse, et vous veniez me chercher pour faire des armes ou jouer à la paume avec vous; la jeune fille, transformée en jeune cavalier, me donnait de terribles coups de bâton et me faisait sauter le fleuret des mains aussi prestement et aussi lestement que le spadassin le mieux rompu à l’escrime; à chaque instant de la journée, c’était quelque désappointement pareil.

J’allais m’approcher de vous pour vous dire: – Ma chère belle, c’est vous que j’adore, et je vous voyais vous pencher tendrement à l’oreille d’une dame et lui souffler à travers ses cheveux des bouffées de madrigaux et de compliments. – Jugez de ma situation. – Ou bien quelque femme, que, dans ma jalousie étrange, j’eusse écorchée vive avec la plus grande volupté du monde, se penchait à votre bras, vous tirait à part pour vous confier je ne sais quels puérils secrets, et vous tenait des heures entières dans une embrasure de la croisée.

J’enrageais de voir les femmes vous parler, car cela me faisait croire que vous étiez un homme, et, l’eussiez-vous été, je ne l’aurais souffert qu’avec une peine extrême. – Quand les hommes approchaient librement et familièrement, j’étais encore plus jaloux, parce que je songeais cela, que vous étiez une femme et qu’ils en avaient peut-être le soupçon comme moi; j’étais en proie aux passions les plus contraires, et je ne savais à quoi me fixer.

Je me colérais contre moi-même, je m’adressais les plus durs reproches d’être ainsi tourmenté par un semblable amour, et de n’avoir pas la force d’arracher de mon cœur cette plante vénéneuse qui y était poussée en une nuit comme un champignon empoisonné; je vous maudissais, je vous appelais mon mauvais génie; j’ai cru même un instant que vous étiez Belzébuth en personne, car je ne pouvais m’expliquer la sensation que j’éprouvais devant vous.

Quand j’étais bien persuadé que vous n’étiez en effet rien autre chose qu’une femme déguisée, l’invraisemblance des motifs dont je cherchais à justifier un pareil caprice me replongeait dans mon incertitude, et je me remettais de nouveau à déplorer que la forme que j’avais rêvée pour l’amour de mon âme se trouvât appartenir à quelqu’un du même sexe que moi; – j’accusais le hasard qui avait habillé un homme d’apparences si charmantes, et, pour mon malheur éternel, me l’avait fait rencontrer au moment où je n’espérais plus voir se réaliser l’idée absolue de pure beauté que je caressais depuis si longtemps dans mon cœur.

Maintenant, Rosalinde, j’ai la certitude profonde que vous êtes la plus belle des femmes; je vous ai vue dans le costume de votre sexe, j’ai vu vos épaules et vos bras si purs et si correctement arrondis. Le commencement de votre poitrine que votre gorgerette laissait entrevoir ne peut appartenir qu’à une jeune fille: ni Méléagre le beau chasseur, ni Bacchus l’efféminé, avec leurs formes douteuses, n’ont jamais eu une pareille suavité de lignes ni une si grande finesse de peau, quoiqu’ils soient tous les deux de marbre de Paros et polis par les baisers amoureux de vingt siècles. – Je ne suis plus tourmenté de ce côté-là. – Mais ce n’est pas tout: vous êtes femme, et mon amour n’est plus répréhensible, je puis m’y livrer sans remords et m’abandonner au flot qui m’emporte vers vous; si grande, si effrénée que soit la passion que j’éprouve, elle est permise et je la puis avouer; mais vous, Rosalinde, pour qui je brûlais en silence et qui ignoriez l’immensité de mon amour, vous que cette révélation tardive ne fera peut-être que surprendre, ne me haïssez-vous pas, m’aimez-vous, pourrez-vous m’aimer? Je ne sais, – et je tremble, et je suis plus malheureux encore qu’auparavant.

– Par instants, il me semble que vous ne me haïssez pas; – quand nous avons joué Comme il vous plaira, vous avez donné à certaines parties de votre rôle un accent particulier qui en augmentait le sens, et m’engageait, en quelque sorte à me déclarer. – J’ai cru voir dans vos yeux et dans votre sourire de gracieuses promesses d’indulgence et sentir votre main répondre à la pression de la mienne. – Si je m’étais trompé, ô Dieu! c’est une chose à quoi je n’ose pas réfléchir. – Encouragé par tout cela et poussé par mon amour, je vous ai écrit, car l’habit que vous portez se prête mal à de tels aveux, et mille fois la parole s’est arrêtée sur mes lèvres; bien que j’eusse l’idée et la ferme conviction que je parlais à une femme, ce costume viril effarouchait toutes mes tendres pensées amoureuses, et les empêchait de prendre leur vol vers vous.