Je vous en supplie, Rosalinde, si vous ne m’aimez pas encore, tâchez de m’aimer, moi qui vous ai aimée malgré tout, sous le voile dont vous vous enveloppez, par pitié pour nous sans doute; ne vouez pas le reste de ma vie au plus affreux désespoir et au plus morne découragement; songez que je vous adore depuis que le premier rayon de la pensée a lui dans ma tête, que vous m’étiez révélée d’avance, et que, lorsque j’étais tout petit, vous m’apparaissiez en songe avec une couronne de gouttes de rosée, deux ailes prismatiques et la petite fleur bleue à la main; que vous êtes le but, le moyen et le sens de ma vie; que, sans vous, je ne suis rien qu’une vaine apparence, et que, si vous soufflez sur cette flamme que vous avez allumée, il ne restera au fond de moi qu’une pincée de poussière plus fine et plus impalpable que celle qui saupoudre les propres ailes de la mort. – Rosalinde, vous qui avez tant de recettes pour guérir le mal d’amour, guérissez-moi, car je suis bien malade; jouez votre rôle jusqu’au bout, jetez les habits du beau Ganymède, et tendez votre blanche main au plus jeune fils du brave chevalier Rowland des Bois.
Chapitre 14
J’étais à ma fenêtre occupée à regarder les étoiles qui s’épanouissaient joyeusement aux parterres du ciel, et à respirer le parfum des belles-de-nuit que m’apportait une brise mourante. – Le vent de la croisée ouverte avait éteint ma lampe, la dernière qui restât allumée dans le château. Ma pensée dégénérait en vague rêverie, et une espèce de somnolence commençait à me prendre; cependant je restais toujours accouder sur la balustrade de pierre, soit que je fusse fascinée par le charme de la nuit, soit par nonchalance et par oubli. – Rosette, ne voyant plus briller ma lampe et ne pouvant me distinguer à cause d’un grand angle d’ombre qui tombait précisément sur la fenêtre, avait cru sans doute que j’étais couchée, et c’était ce qu’elle attendait pour risquer une dernière et désespérée tentative. – Elle poussa si doucement la porte que je ne l’entendis pas entrer, et qu’elle était à deux pas de moi avant que je m’en fusse aperçue. Elle fut très étonnée de me voir encore levée; mais, se remettant bientôt de sa surprise, elle vint à moi et me prit le bras en m’appelant deux fois par mon nom: – Théodore, Théodore!
– Quoi! vous, Rosette, ici, à cette heure, toute seule, sans lumière, dans un déshabillé aussi complet!
Il faut te dire que la belle n’avait sur elle qu’une mante de nuit en batiste excessivement fine, et la triomphante chemise bordée de dentelles que je n’avais pas voulu voir le jour de la fameuse scène dans le petit kiosque du parc. Ses bras, polis et froids comme le marbre, étaient entièrement nus, et la toile qui couvrait son corps était si souple et si diaphane qu’elle laissait voir les boutons des seins, comme à ces statues des baigneuses couvertes d’une draperie mouillée.
– Est-ce un reproche, Théodore, que vous me faites là? ou n’est-ce qu’une simple phrase purement exclamative? Oui, moi, Rosette, la belle dame ici, dans votre chambre à vous, non dans la mienne où je devrais être, à onze heures du soir et peut-être minuit, sans duègne, ni chaperon, ni soubrette, presque nue, en simple peignoir de nuit; – cela est bien étonnant, n’est-ce pas? – J’en suis aussi surprise que vous, et je ne sais trop quelle explication vous en donner.
En disant cela, elle me passa un de ses bras autour du corps, et se laissa tomber sur le pied de mon lit de façon à m’entraîner avec elle.
– Rosette, lui dis-je en m’efforçant de me dégager, je m’en vais tâcher de rallumer la lumière; rien n’est triste comme l’obscurité dans une chambre; et puis, c’est vraiment un meurtre de ne pas y voir clair quand vous êtes là et de se priver du spectacle de vos beautés. – Permettez qu’au moyen d’un morceau d’amadou et d’une allumette, je me fasse un petit soleil portatif qui mette en relief tout ce que la nuit jalouse efface sous ses ombres.
– Ce n’est pas la peine; j’aime autant que vous ne voyiez pas ma rougeur; je me sens les joues toutes brûlantes, car c’est à mourir de honte. Elle se jeta la figure contre ma poitrine; elle resta quelques minutes ainsi, comme suffoquée par son émotion.
Moi, pendant ce temps-là, je passais machinalement mes doigts dans les longues boucles de ses cheveux déroulés; je cherchais dans ma cervelle quelque honnête échappatoire pour me tirer d’embarras, et je n’en trouvais point, car j’étais acculée dans mes derniers retranchements, et Rosette paraissait parfaitement décidée à ne pas sortir de la chambre comme elle y était entrée. – Son habillement avait une désinvolture formidable, et qui ne promettait rien de bon. Je n’avais moi-même qu’une robe de chambre ouverte et qui eût fort mal défendu mon incognito, en sorte que j’étais on ne peut plus inquiète de l’issue de la bataille.
– Théodore, écoutez-moi, dit Rosette en se relevant et en rejetant ses cheveux des deux côtés de sa figure, autant que je pus le discerner à la faible lueur que les étoiles et un croissant de lune très mince, qui commençait à se lever, jetaient dans la chambre dont la croisée était restée ouverte; – la démarche que je fais est étrange; – tout le monde me blâmerait de l’avoir faite. – Mais vous allez partir bientôt, et je vous aime! Je ne puis vous laisser ainsi sans m’être expliquée avec vous. – Peut-être ne reviendrez-vous jamais; peut-être est-ce la première et la dernière fois que je dois vous voir. – Qui sait où vous irez? Mais où que vous alliez, vous emporterez mon âme et ma vie avec vous. – Si vous étiez resté, je n’en serais pas venue à cette extrémité. Le bonheur de vous contempler, de vous entendre, de vivre à côté de vous m’eût suffi: je n’eusse rien demandé de plus. J’aurais renfermé mon amour dans mon cœur; vous auriez cru n’avoir en moi qu’une bonne et sincère amie; – mais cela ne peut pas être. Vous dites qu’il faut absolument que vous partiez. – Cela vous ennuie, Théodore, de me voir ainsi attachée à vos pas comme une ombre amoureuse qui ne peut que vous suivre et qui voudrait se fondre à votre corps; il doit vous déplaire de retrouver toujours derrière vous des yeux suppliants et des mains tendues pour saisir le bord de votre manteau.
Je le sais, mais je ne puis m’empêcher de le faire.
Au reste, vous ne pouvez pas vous en plaindre; c’est votre faute. – J’étais calme, tranquille, presque heureuse avant de vous connaître. – Vous arrivez beau, jeune, souriant, pareil à Phoebus le dieu charmant. – Vous avez pour moi les soins les plus empressés, les plus délicates attentions; jamais cavalier ne fut plus spirituel et plus galant. Vos lèvres chaque minute laissaient tomber des roses et des rubis; – tout devenait pour vous une occasion de madrigal, et vous savez détourner les phrases les plus insignifiantes pour en faire d’adorables compliments. – Une femme qui vous aurait d’abord mortellement haï aurait fini par vous aimer, et moi, je vous aimais dès l’instant où je vous avais vu. – Pourquoi paraissiez-vous donc surpris, ayant été si aimable, d’être tant aimé? N’est-ce pas une conséquence toute naturelle? Je ne suis ni une folle, ni une évaporée, ni une petite fille romanesque qui s’éprend de la première épée qu’elle voit. J’ai du monde, et je sais ce que c’est que la vie. Ce que je fais, toute femme, même la plus vertueuse ou la plus prude, en eût fait autant. – Quelle idée et quelle intention aviez-vous? celle de me plaire, j’imagine, car je n’en puis supposer d’autre. Comment se fait-il donc que vous avez; en quelque sorte, l’air fâché d’y avoir si bien réussi? Ai-je fait, sans le vouloir, quelque chose qui vous ait déplu? – Je vous en demande pardon. Est-ce que vous ne me trouvez plus belle, ou avez-vous découvert en moi quelque défaut qui vous rebute? – Vous avez le droit d’être difficile en beauté, mais ou vous avez menti étrangement, ou je suis belle aussi, moi! – Je suis jeune comme vous, et je vous aime; pourquoi maintenant me dédaignez-vous? Vous vous empressiez tant autour de moi, vous souteniez mon bras avec une sollicitude si constante, vous pressiez si tendrement la main que je vous abandonnais, vous leviez vers moi des paupières si langoureuses: si vous ne m’aimiez pas, à quoi bon tout ce manège? Auriez-vous eu par hasard cette cruauté d’allumer l’amour dans un cœur pour vous en faire ensuite un sujet de risée? Ah! ce serait une horrible raillerie, une impiété et un sacrilège! ce ne pourrait être que l’amusement d’une âme affreuse, et je ne puis croire cela de vous, tout inexplicable que soit votre conduite envers moi. Quelle est donc la cause de ce revirement subit? Quant à moi, je n’y en vois point. – Quel mystère cache une pareille froideur? – Je ne puis croire que vous ayez de la répugnance pour moi; ce que vous avez fait prouve que non, car on ne courtise pas aussi vivement une femme pour qui l’on a du dégoût, fût-on le plus grand fourbe de la terre. Ô Théodore, qu’avez-vous contre moi? qui vous a changé ainsi? que vous ai-je fait? – Si l’amour que vous paraissiez avoir pour moi s’est envolé, le mien, hélas! est resté, et je ne puis l’arracher de mon cœur. – Ayez pitié de moi, Théodore, car je suis bien malheureuse. – Faites du moins semblant de m’aimer un peu, et dites-moi quelques douces paroles; cela ne vous coûtera pas beaucoup, à moins que vous n’ayez pour moi une insurmontable horreur…