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À travers toute cette dissipation apparente, dans cette vie gaspillée et jetée par les fenêtres, je ne laissais pas de suivre mon idée primitive, c’est-à-dire cette consciencieuse étude de l’homme et la solution du grand problème d’un amoureux parfait, problème un peu plus difficile à résoudre que celui de la pierre philosophale.

Il en est de certaines idées comme de l’horizon qui existe bien certainement, puisqu’on le voit en face de soi de quelque côté que l’on se tourne, mais qui fuit obstinément devant vous et qui, soit que vous alliez au pas, soit que vous couriez au galop, se tient toujours à la même distance; car il ne peut se manifester qu’avec une condition d’éloignement déterminée; il se détruit à mesure que l’on avance, pour se former plus loin avec son azur fuyard et insaisissable, et c’est en vain que l’on essaye de l’arrêter par le bord de son manteau flottant.

Plus j’avançais dans la connaissance de l’animal, plus je voyais à quel point la réalisation de mon désir était impossible, et combien ce que je demandais pour aimer heureusement était hors des conditions de sa nature. – Je me convainquis que l’homme qui serait le plus sincèrement amoureux de moi trouverait le moyen, avec la meilleure volonté du monde, de me rendre la plus misérable des femmes, et pourtant j’avais déjà abandonné beaucoup de mes exigences de jeune fille. – J’étais descendue des sublimes nuages, non pas tout à fait dans la rue et dans le ruisseau, mais sur une colline de moyenne hauteur, accessible, quoiqu’un peu escarpée.

La montée, il est vrai, était assez rude; mais j’avais l’orgueil de croire que je valais bien la peine que l’on fît cet effort, et que je serais un dédommagement suffisant de la peine qu’on aurait prise. – Je n’aurais jamais pu me résoudre à faire un pas au-devant: j’attendais, patiemment perchée sur mon sommet.

Voici quel était mon plan: – sous mes habits virils j’aurais fait connaissance avec quelque jeune homme dont l’extérieur m’aurait plu; j’aurais vécu familièrement avec lui; par des questions adroites et des fausses confidences qui en auraient provoqué de vraies, je serais parvenue bientôt à une connaissance complète de ses sentiments et de ses pensées; et, si je l’avais trouvé tel que je le souhaitais, j’aurais prétexté quelque voyage, je me serais tenue éloignée de lui trois ou quatre mois pour lui donner un peu le temps d’oublier mes traits; puis je serais revenue avec mon costume de femme, j’aurais arrangé dans un faubourg retiré une voluptueuse petite maison, enfouie dans les arbres et les fleurs; puis j’aurais disposé les choses de manière à ce qu’il me rencontrât et me fît la cour; et, s’il avait montré un amour vrai et fidèle, je me serais donnée à lui sans restriction et sans précaution: – le titre de sa maîtresse m’eût paru honorable, et je ne lui en aurais pas demandé d’autre.

Mais assurément ce plan-là ne sera pas mis à exécution, car c’est le propre des plans que l’on a de n’être point exécutés, et c’est là que paraissent principalement la fragilité de la volonté et le pur néant de l’homme. Le proverbe – ce que femme veut, Dieu le veut – n’est pas plus vrai que tout autre proverbe, ce qui veut dire qu’il ne l’est guère.

Tant que je ne les avais vus que de loin et à travers mon désir, les hommes m’avaient paru beaux, et l’optique m’avait fait illusion. – Maintenant je les trouve du dernier effroyable, et je ne comprends pas comment une femme peut admettre cela dans son lit. Quant à moi, le cœur me lèverait, et je ne pourrais m’y résoudre.

Comme leurs traits sont grossiers, ignobles, sans finesse, sans élégance! quelles lignes heurtées et disgracieuses! quelle peau dure, noire et sillonnée! – Les uns sont hâlés comme des pendus de six mois, hâves, osseux, poilus, avec des cordes à violon sur les mains, de grands pieds à pont-levis, une sale moustache toujours pleine de victuaille et retroussée en croc sur les oreilles, les cheveux rudes comme des crins de balai, un menton terminé en hure de sanglier, des lèvres gercées et cuites par les liqueurs fortes, des yeux entourés de quatre ou cinq orbes noirs, un cou plein de veines tordues, de gros muscles et de cartilages saillants. – Les autres sont matelassés de viande rouge, et poussent devant eux un ventre cerclé à grand-peine par leur ceinturon; ils ouvrent en clignotant leur petit œil vert de mer enflammé de luxure, et ressemblent plutôt à des hippopotames en culotte qu’à des créatures humaines. Cela sent toujours le vin, ou l’eau-de-vie, ou le tabac, ou son odeur naturelle, qui est bien la pire de toutes. – Quant à ceux dont la forme est un peu moins dégoûtante, ils ressemblent à des femmes mal réussies. – Voilà tout.

Je n’avais pas remarqué tout cela. J’étais dans la vie comme dans un nuage, et mes pieds touchaient à peine la terre. – L’odeur des roses et des lilas du printemps me portait à la tête comme un parfum trop fort. Je ne rêvais que héros accomplis, amants fidèles et respectueux, flammes dignes de l’autel, dévouements et sacrifices merveilleux, et j’aurais cru trouver tout cela dans le premier gredin qui m’aurait dit bonjour. – Cependant ce premier et grossier enivrement ne dura guère; d’étranges soupçons me prirent, et je n’eus pas de repos que je ne les eusse éclaircis.

Dans les premiers temps, l’horreur que j’avais pour les hommes était poussée au dernier degré d’exagération, et je les regardais comme d’épouvantables monstruosités. Leurs façons de penser, leurs allures, et leur langage négligemment cynique, leurs brutalités et leur dédain des femmes me choquaient et me révoltaient au dernier point, tant l’idée que je m’en étais faite répondait peu à la réalité. – Ce ne sont pas des monstres, si l’on veut, mais bien pis que cela, ma foi! ce sont d’excellents garçons de très joviale humeur, qui boivent et mangent bien, qui vous rendront toutes sortes de services, spirituels et braves, bons peintres et bons musiciens, qui sont propres à mille choses, excepté cependant à une seule pour laquelle ils ont été créés, qui est de servir de mâle à l’animal appelé femme, avec qui ils n’ont pas le plus léger rapport, ni physique ni moral.

J’avais peine d’abord à déguiser le mépris qu’ils m’inspiraient, mais peu à peu je m’accoutumai à leur manière de vivre. Je ne me sentais pas plus piquée des railleries qu’ils décochaient sur les femmes que si j’eusse moi-même été de leur sexe. – J’en faisais au contraire de fort bonnes et dont le succès flattait étrangement mon orgueil; assurément aucun de mes camarades n’allait aussi loin que moi en fait de sarcasmes et de plaisanteries sur cet objet. La parfaite connaissance du terrain me donnait un grand avantage, et, outre le tour piquant qu’elles pouvaient avoir, mes épigrammes brillaient par un mérite d’exactitude qui manquait souvent aux leurs. – Car, bien que tout le mal que l’on dit des femmes soit toujours fondé par quelque point, il est néanmoins difficile aux hommes de garder le sang-froid nécessaire pour les bien railler, et il y a souvent bien de l’amour dans leurs invectives.

J’ai remarqué que ce sont les plus tendres et ceux qui avaient le plus le sentiment de la femme qui les traitaient plus mal que tous les autres et qui revenaient à ce sujet avec un acharnement tout particulier, comme s’ils leur eussent gardé une mortelle rancune de n’être point telles qu’ils les souhaitaient, en faisant mentir la bonne opinion qu’ils en avaient conçue d’abord.