Ce que je demandais avant tout, ce n’était pas la beauté physique, c’était la beauté de l’âme, c’était de l’amour; mais l’amour comme je le sens n’est peut-être pas dans les possibilités humaines. – Et pourtant il me semble que j’aimerais ainsi et que je donnerais plus que je n’exige.
Quelle magnifique folie! quelle prodigalité sublime!
Se livrer tout entier sans rien garder de soi, renoncer à sa possession et à son libre arbitre, remettre sa volonté entre les bras d’un autre, ne plus voir par ses yeux, ne plus entendre avec ses oreilles, n’être qu’un en deux corps, fondre et mêler ses âmes de façon à ne plus savoir si vous êtes vous ou l’autre, absorber et rayonner continuellement, être tantôt la lune et tantôt le soleil, voir tout le monde et toute la création dans un seul être, déplacer le centre de vie, être prêt, à toute heure, aux plus grands sacrifices et à l’abnégation la plus absolue; souffrir à la poitrine de la personne aimée, comme si c’était la vôtre; ô prodige! se doubler en se donnant: – voilà l’amour tel que je le conçois.
Fidélité de lierre, enlacements de jeune vigne, roucoulements de tourterelle, cela va sans dire, et ce sont les premières et les plus simples conditions.
Si j’étais restée chez moi, sous les habits de mon sexe, à tourner mélancoliquement mon rouet ou à faire de la tapisserie derrière un carreau, dans l’embrasure d’une fenêtre, ce que j’ai cherché à travers le monde serait peut-être venu me trouver tout seul. L’amour est comme la fortune, il n’aime pas que l’on coure après lui. Il visite de préférence ceux qui dorment au bord des puits. et souvent les baisers les reines et des dieux descendent sur des yeux fermés.
C’est une chose qui vous leurre et vous trompe que de penser que toutes les aventures et tous les bonheurs n’existent qu’aux endroits où vous n’êtes pas, et c’est un mauvais calcul que de faire seller son cheval et de prendre la poste pour aller à la quête de son idéal. Beaucoup de gens font cette faute, bien d’autres encore la feront. – L’horizon est toujours du plus charmant azur, quoique, lorsque l’on y est arrivé, les collines qui le composent ne soient ordinairement que des glaises décharnées et fendues, ou des ocres lavées par la pluie.
Je me figurais que le monde était plein de jeunes gens adorables, et que sur les chemins on rencontrait des populations d’Esplandian, d’Amadis et de Lancelot du Lac au Fourchas de leur Dulcinée, et je fus fort étonnée que le monde s’occupât très peu de cette sublime recherche et se contentât de coucher avec la première catin venue. Je suis très punie de ma curiosité et de ma défiance. Je me suis blasée de la plus horrible manière possible, sans avoir joui. Chez moi, la connaissance a devancé l’usage; il n’est rien de plus que ces expériences hâtives, qui ne sont point le fruit de l’action. – L’ignorance la plus complète vaudrait cent mille fois mieux, elle vous ferait au moins commettre beaucoup de sottises qui serviraient à vous instruire et à rectifier vos idées; car, sous ce dégoût dont je parlais tout à l’heure il y a toujours un élément vivace et rebelle qui produit les plus étranges désordres: l’esprit est convaincu, le corps ne l’est pas, et ne veut point souscrire à ce dédain superbe. Le corps jeune et robuste s’agite et rue sous l’esprit comme un étalon vigoureux monté par un vieillard débile et que cependant il ne peut désarçonner, car le caveçon lui maintient la tête et le mors lui déchire la bouche.
Depuis que je vis avec les hommes, j’ai vu tant de femmes indignement trahies, tant de liaisons secrètes imprudemment divulguées, les plus pures amours traînées avec insouciance dans la boue, des jeunes gens courant chez d’affreuses courtisanes en sortant des bras des plus charmantes maîtresses, les intrigues les mieux établies rompues subitement et sans motif plausible qu’il ne m’est plus possible de me décider à prendre un amant. – Ce serait se jeter en plein jour les yeux ouverts dans un abîme sans fond. – Cependant le vœu secret de mon cœur est toujours d’en avoir un. La voix de la nature étouffe la voix de la raison. – Je sens bien que je ne serai jamais heureuse si je n’aime pas et si je ne suis pas aimée: – mais le malheur est que l’on ne peut avoir qu’un homme pour amant, et les hommes, s’ils ne sont pas des diables tout à fait, sont bien loin d’être des anges. Ils auraient beau se coller des plumes à l’omoplate et se mettre sur la tête une gloire de papier doré, je les connais trop pour m’y laisser tromper. – Tous les beaux discours qu’ils me pourraient débiter n’y feraient rien. Je sais d’avance ce qu’ils vont dire, et j’achèverais toute seule. Je les ai vus étudier leurs rôles et les repasser avant d’entrer en scène; je connais leurs principales tirades à effet et les endroits sur lesquels ils comptent. – Ni la pâleur de la figure ni l’altération des traits ne me convaincraient. Je sais que cela ne prouve rien. – Une nuit d’orgie, quelques bouteilles de vin et deux ou trois filles suffisent pour se grimer très convenablement. J’ai vu pratiquer cette belle rubrique à un jeune marquis, très rose et très frais de sa nature, qui s’en est trouvé on ne peut mieux, et qui n’a dû qu’à cette touchante pâleur, si bien gagnée, de voir couronner sa flamme. – Je sais aussi comment les plus langoureux Céladons se consolent des rigueurs de leurs Astrées, et trouvent le moyen de patienter, en attendant l’heure du berger. – J’ai vu les souillons qui servaient de doublures aux pudibondes Arianes.
En vérité, après cela, l’homme ne me tente pas beaucoup; car il n’a pas la beauté comme la femme, la beauté, ce vêtement splendide qui dissimule si bien les imperfections de l’âme, cette divine draperie jetée par Dieu sur la nudité du monde, et qui fait qu’on est en quelque sorte excusable d’aimer la plus vile courtisane du ruisseau, si elle possède ce don magnifique et royal.
À défaut des vertus de l’âme, je voudrais au moins la perfection exquise de la forme, le satiné des chairs, la rondeur des contours, la suavité de lignes, la finesse de peau, tout ce qui fait le charme des femmes. – Puisque je ne puis avoir l’amour, je voudrais la volupté, remplacer tant bien que mal le frère par la sœur. – Mais tous les hommes que j’ai vus me semblent affreusement laids. Mon cheval est cent fois plus beau, et j’aurais moins de répugnance à l’embrasser que certains merveilleux qui se croient fort charmants. – Certes, ce ne serait pas pour moi un brillant thème à broder des variations de plaisir qu’un petit-maître comme j’en connais. – Un homme d’épée ne me conviendrait non plus guère; les militaires ont quelque chose de mécanique dans la démarche et de bestial dans la face qui fait que je les considère à peine comme des créatures humaines; les hommes de robe ne me ravissent pas davantage, ils sont sales, huileux, hérissés, râpés, l’œil glauque et la bouche sans lèvres: ils sentent exorbitamment le rance et le moisi, et je n’aurais nullement envie de poser ma figure contre leur mufle de loup-cervier ou de blaireau. Quant aux poètes, ils ne considèrent dans le monde que la fin des mots, et ne remontent pas plus loin que la pénultième, et il est vrai de dire qu’ils sont difficiles à utiliser convenablement; ils sont plus ennuyeux que les autres, mais ils sont aussi laids et n’ont pas la moindre distinction ni la moindre élégance dans leur tournure et leurs habits, ce qui est vraiment singulier: – des gens qui s’occupent toute la journée de forme et de beauté ne s’aperçoivent pas que leurs bottes sont mal faites et leur chapeau ridicule! Ils ont l’air d’apothicaires de province ou de répétiteurs de chiens savants sans ouvrage, et vous dégoûteraient de poésie et de vers pour plusieurs éternités.