C’est donc d’Albert qui résoudra mes doutes et me donnera ma première leçon d’amour: il ne s’agit plus maintenant que d’amener la chose d’une façon toute poétique. J’ai envie de ne pas répondre à sa lettre et de lui faire froide mine pendant quelques jours. Quand je le verrai bien triste et bien désespéré, invectivant les dieux, montrant le poing à la création, et regardant les puits pour voir s’ils ne sont pas trop profonds pour s’y jeter, – je me retirerai comme Peau d’Âne au fond du corridor, et je mettrai ma robe couleur du temps, – c’est-à-dire mon costume de Rosalinde; car ma garde-robe féminine est très restreinte. Puis j’irai chez lui, radieuse comme un paon qui fait la roue, montrant avec ostentation ce que je dissimule ordinairement avec le plus grand soin, et n’ayant qu’un petit tour de gorge en dentelles très bas et très dégagé, et je lui dirai du ton le plus pathétique que je pourrai prendre:
«Ô très élégiaque et très perspicace jeune homme! je suis bien véritablement une jeune et pudique beauté, qui vous adore par-dessus le marché, et qui ne demande qu’à vous faire plaisir et à elle aussi. – Voyez si cela vous convient, et, s’il vous reste encore quelque scrupule, touchez ceci, allez en paix, et péchez le plus que vous pourrez.»
Ce beau discours achevé, je me laisserai tomber à demi pâmée dans ses bras, et, tout en poussant de mélancoliques soupirs, je ferai sauter adroitement l’agrafe de ma robe de façon à me trouver dans le costume de rigueur, c’est-à-dire à moitié nue. – D’Albert fera le reste, et j’espère que, le lendemain matin, je saurai à quoi m’en tenir sur toutes ces belles choses qui me troublent la cervelle depuis si longtemps. – En contentant ma curiosité, j’aurai de plus le plaisir d’avoir fait un heureux.
Je me propose aussi d’aller rendre à Rosette une visite dans le même costume, et de lui faire voir que, si je n’ai pas répondu à son amour, ce n’était ni par froideur ni par dégoût. – Je ne veux pas qu’elle garde de moi cette mauvaise opinion, et elle mérite, aussi bien que d’Albert, que je trahisse mon incognito en sa faveur. – Quelle mine fera-t-elle à cette révélation? – Son orgueil en sera consolé, mais son amour en gémira.
Adieu, toute belle et toute bonne; prie le bon Dieu que le plaisir ne me paraisse pas aussi peu de chose que ceux qui le dispensent. J’ai plaisanté tout le long de cette lettre, et cependant ce que je vais essayer est une chose grave et dont le reste de ma vie se peut ressentir.
Chapitre 16
Il y avait déjà plus de quinze jours que d’Albert avait déposé son épître amoureuse sur la table de Théodore, – et cependant rien ne semblait changé dans les manières de celui-ci. – D’Albert ne savait à quoi attribuer ce silence; – on eût dit que Théodore n’avait pas eu connaissance de la lettre; le déplorable d’Albert pensa qu’elle avait été détournée ou perdue; cependant la chose était difficile à expliquer, car Théodore était rentré un instant après dans la chambre, et il eût été bien extraordinaire qu’il n’aperçût pas un grand papier posé tout seul au milieu d’une table, de façon à attirer les regards les plus distraits.
Ou bien est-ce que Théodore était réellement un homme et non point une femme, comme d’Albert se l’était imaginé? – ou, dans le cas qu’elle fût femme, avait-elle pour lui un sentiment d’aversion si prononcé, un mépris tel qu’elle ne daignât pas même prendre la peine de lui faire une réponse? – Le pauvre jeune homme, qui n’avait pas eu, comme nous, l’avantage de fouiller dans le portefeuille de Graciosa, la confidente de la belle Maupin, n’était en état de décider affirmativement ou négativement aucune de ces importantes questions, et il flottait tristement dans les plus misérables irrésolutions.
Un soir, il était dans sa chambre, le front mélancoliquement appuyé contre la vitre, et il regardait, sans les voir, les marronniers du parc déjà tout effeuillés et tout rougis. Une vapeur épaisse noyait les lointains, la nuit descendait plutôt grise que noire, et posait avec précaution ses pieds de velours sur la cime des arbres: – un grand cygne plongeait et replongeait amoureusement son cou et ses épaules dans l’eau fumante de la rivière, et sa blancheur le faisait paraître dans l’ombre comme une large étoile de neige. – C’était le seul être vivant qui animât un peu ce morne paysage.
D’Albert songeait aussi tristement que peut songer à cinq heures du soir, en automne, par un temps de brume, un homme désappointé ayant pour musique une bise assez aigre et pour perspective le squelette d’une forêt sans perruque.
Il songeait à se jeter dans la rivière, mais l’eau lui semblait bien noire et bien froide, et l’exemple du cygne ne le persuadait qu’à demi; à se brûler la cervelle, mais il n’avait ni pistolet ni poudre, et il eût été fâché d’en avoir; à prendre une nouvelle maîtresse et même à en prendre deux, résolution sinistre! mais il ne connaissait personne qui lui convînt ou même qui ne lui convînt pas. – Il poussa le désespoir jusqu’à vouloir renouer avec des femmes qui lui étaient parfaitement insupportables et qu’il avait fait mettre, à coups de cravache, hors de chez lui par son laquais. Il finit par s’arrêter à quelque chose de beaucoup plus affreux… à écrire une seconde lettre.
Ô sextuple butor!
Il en était là de sa méditation, lorsqu’il sentit se poser sur son épaule – une main – pareille à une petite colombe qui descend sur un palmier. – La comparaison cloche un peu en ce que l’épaule d’Albert ressemble assez légèrement à un palmier: c’est égal, nous la conservons par pur orientalisme.
La main était emmanchée au bout d’un bras qui répondait à une épaule faisant partie d’un corps, lequel n’était autre chose que Théodore-Rosalinde, mademoiselle d’Aubiguy, ou Madeleine de Maupin, pour l’appeler de son véritable nom.
Qui fut étonné? – Ce n’est ni moi ni vous, car vous et moi nous étions préparés de longue main à cette visite; ce fut d’Albert qui ne s’y attendait pas le moins du monde. – Il fit un petit cri de surprise tenant le milieu entre oh! et ah! Cependant j’ai les meilleures raisons de croire qu’il tenait plus de ah! que de oh!
C’était bien Rosalinde, si belle et si radieuse qu’elle éclairait toute la chambre, – avec ses cordons de perles dans les cheveux, sa robe prismatique, ses grands jabots de dentelle, ses souliers à talons rouges, son bel éventail de plumes de paon, telle enfin qu’elle était le jour de la représentation. Seulement, différence importante et décisive, elle n’avait ni gorgerette, ni guimpe, ni fraise, ni quoi que ce soit qui dérobât aux yeux ces deux charmants frères ennemis, – qui, hélas! ne tendent trop souvent qu’à se réconcilier.
Une gorge entièrement nue, blanche, transparente, comme un marbre antique, de la coupe la plus pure et la plus exquise, saillait hardiment hors d’un corsage très échancré, et semblait porter des défis aux baisers. – C’était une vue fort rassurante; aussi d’Albert se rassura-t-il bien vite, et se laissa-t-il aller en toute confiance à ses émotions les plus échevelées.