– Eh bien! Orlando, est-ce que vous ne reconnaissez pas votre Rosalinde? dit la belle avec le plus charmant sourire; ou bien avez-vous laissé votre amour accroché avec vos sonnets à quelques buissons de la forêt des Ardennes? Seriez-vous réellement guéri du mal pour lequel vous me demandiez un remède avec tant d’instance? J’en ai bien peur.
– Oh non! Rosalinde, je suis plus malade que jamais. – J’agonise, je suis mort, ou peu s’en faut!
– Vous n’avez point trop mauvaise façon pour un mort, et beaucoup de vivants n’ont pas si bonne mine.
– Quelle semaine j’ai passée! – Vous ne pouvez vous le figurer, Rosalinde. J’espère qu’elle me vaudra mille ans de purgatoire de moins dans l’autre monde. – Mais, si j’osais vous le demander, pourquoi ne m’avez-vous pas répondu plus tôt?
– Pourquoi? – Je ne sais pas trop, à moins que ce ne soit parce que. – Si ce motif cependant ne vous paraît pas valable, en voici trois autres beaucoup moins bons; vous choisirez: d’abord parce que, entraîné par votre passion, vous avez oublié d’écrire lisiblement, et qu’il m’a fallu plus de huit jours pour deviner de quoi il était question dans votre lettre; – ensuite parce que ma pudeur ne pouvait se faire en moins de temps à une idée aussi saugrenue que celle de prendre un poète dithyrambique pour amant; et puis parce que je n’étais pas fâchée de voir si vous vous brûleriez la cervelle ou si vous vous empoisonneriez avec de l’opium, ou si vous vous pendriez à votre jarretière. – Voilà.
– La méchante persifleuse! que vous avez bien fait de venir aujourd’hui, vous ne m’auriez peut-être pas trouvé demain.
– Vraiment! pauvre garçon! – Ne prenez pas un air aussi éploré, car je m’attendrirais aussi, et cela me rendrait plus bête à moi seule que tous les animaux qui étaient dans l’arche avec feu Noé. – Si je lâche une fois la bande à ma sensibilité, vous serez submergé, je vous en avertis. – Tout à l’heure je vous ai donné trois mauvaises raisons, je vous offre maintenant trois bons baisers; acceptez-vous, à cette condition que vous oublierez les raisons pour les baisers? – Je vous dois bien cela et plus.
En disant ces mots, la belle infante s’avança vers le dolent amoureux, et lui jeta ses beaux bras autour du cou. – D’Albert l’embrassa avec effusion sur les deux joues et sur la bouche. – Ce dernier baiser dura plus longtemps que les autres, et aurait pu compter pour quatre. – Rosalinde vit que tout ce qu’elle avait fait jusqu’alors n’était que pur enfantillage. – Sa dette acquittée, elle s’assit sur les genoux de d’Albert encore tout émue, et, passant ses doigts dans ses cheveux, elle lui dit:
– Toutes mes cruautés sont épuisées, mon doux ami; j’avais pris ces quinze jours pour satisfaire à ma férocité naturelle; je vous avouerai que je les ai trouvés longs. N’allez pas devenir fat parce que je suis franche, mais cela est vrai. – Je me remets entre vos mains, vengez-vous de mes rigueurs passées. – Si vous étiez un sot, je ne vous dirais pas cela, et même je ne vous dirais pas autre chose, car je n’aime pas les sots. – Il m’aurait été bien facile de vous faire croire que j’étais prodigieusement choquée de votre hardiesse, et que vous n’auriez pas assez de tous vos platoniques soupirs et de votre plus quintessencié galimatias pour vous faire pardonner une chose dont j’étais fort aise; j’aurais pu, comme une autre, vous marchander longtemps et vous donner en détail ce que je vous accorde librement et en une fois; mais je ne pense pas que vous m’en eussiez aimée l’épaisseur d’un seul cheveu de plus. – Je ne vous demande ni serment d’amour éternel, ni protestation exagérée. – Aimez-moi tant que le bon Dieu voudra. – J’en ferai autant de mon côté. – Je ne vous appellerai pas perfide et misérable, quand vous ne m’aimerez plus. – Vous aurez aussi la bonté de m’épargner les titres odieux correspondants, s’il m’arrive de vous quitter. – Je ne serai qu’une femme qui aura cessé de vous aimer, – rien de plus. – Il n’est pas nécessaire de se haïr toute la vie, à cause que l’on a couché une nuit ou deux ensemble. – Quoi qu’il arrive, et où que la destinée me pousse, je vous jure, et ceci est une promesse que l’on peut tenir, de garder toujours un charmant souvenir de vous, et, si je ne suis plus votre maîtresse, d’être votre amie comme j’ai été votre camarade. – J’ai quitté pour vous cette nuit mes habits d’homme; – je les reprendrai demain matin pour tous. – Songez que je ne suis Rosalinde que la nuit, et que tout le jour je ne suis et ne peux être que Théodore de Sérannes…
La phrase qu’elle allait prononcer s’éteignit dans un baiser auquel en succédèrent beaucoup d’autres, que l’on ne comptait plus et dont nous ne ferons pas le catalogue exact, parce que cela serait assurément un peu long et peut-être fort immoral – pour certaines gens, – car pour nous, nous ne trouvons rien de plus moral et de plus sacré sous le ciel que les caresses de l’homme et de la femme, quand tous deux sont beaux et jeunes.
Comme les instances de d’Albert devenaient plus tendres et plus vives, au lieu de s’épanouir et de rayonner, la belle figure de Théodore prit l’expression de fière mélancolie qui donna quelque inquiétude à son amant.
– Pourquoi, ma chère souveraine, avez-vous l’air chaste et sérieux d’une Diane antique, là où il faudrait plutôt les lèvres souriantes de Vénus sortant de la mer?
– Voyez-vous, d’Albert, c’est que je ressemble plus à Diane chasseresse qu’à toute autre chose. – J’ai pris fort jeune cet habit d’homme pour des raisons qu’il serait long et inutile de vous dire. – Vous avez seul deviné mon sexe, – et, si j’ai fait des conquêtes, ce n’a été que de femmes, conquêtes fort superflues et dont j’ai été plus d’une fois embarrassée. – En un mot, quoique ce soit une chose incroyable et ridicule, je suis vierge, – vierge comme la neige de l’Himalaya, comme la Lune avant qu’elle n’eût couché avec Endymion, comme Marie avant d’avoir fait connaissance avec le pigeon divin, et je suis grave ainsi que toute personne qui va faire une chose sur laquelle on ne peut revenir. – C’est une métamorphose, une transformation que je vais subir. – Changer le nom de fille en nom de femme, n’avoir plus à donner demain ce que j’avais hier; quelque chose que je ne savais pas et que je vais apprendre, une page importante tournée au livre de la vie. – Voilà pourquoi j’ai l’air triste, mon ami, et non pour rien qui soit de votre faute. En disant cela, elle sépara de ses deux belles mains les longs cheveux du jeune homme, et posa sur son front pâle ses lèvres mollement plissées.
D’Albert, singulièrement ému par le ton doux et solennel dont elle débita toute cette tirade, lui prit les mains et en baisa tous les doigts, les uns après les autres, – puis rompit fort délicatement le lacet de sa robe, en sorte que le corsage s’ouvrit et que les deux blancs trésors apparurent dans toute leur splendeur: sur cette gorge étincelante et claire comme l’argent s’épanouissaient les deux belles roses du paradis. Il en serra légèrement les pointes vermeilles dans sa bouche, et en parcourut ainsi tout le contour. Rosalinde se laissait faire avec une complaisance inépuisable, et tâchait de lui rendre ses caresses aussi exactement que possible.
– Vous devez me trouver bien gauche et bien froide, mon pauvre d’Albert; mais je ne sais guère comment l’on s’y prend; – vous aurez beaucoup à faire pour m’instruire, et réellement je vous charge là d’une occupation très pénible.
D’Albert fit la réponse la plus simple, il ne répondit pas, – et, l’étreignant dans ses bras avec une nouvelle passion, il couvrit de baisers ses épaules et sa poitrine nues. Les cheveux de l’infante à demi pâmée se dénouèrent, et sa robe tomba sur ses pieds comme par enchantement. Elle demeura tout debout comme une blanche apparition avec une simple chemise de la toile la plus transparente. Le bienheureux amant s’agenouilla, et eut bientôt jeté dans un coin opposé de l’appartement les deux jolis petits souliers à talons rouges; – les bas à coins brodés les suivirent de près.