Je n’ai rien vu de bien, – excepté quelques grisettes; – mais il y a là plus de toile à chiffonner que de soie, et ce n’est pas mon affaire. – En vérité, je crois que l’homme, et par l’homme j’entends aussi la femme, est le plus vilain animal qui soit sur la terre. Ce quadrupède qui marche sur ses pieds de derrière me paraît singulièrement présomptueux de se donner de son plein droit le premier rang dans la création. Un lion, un tigre sont plus beaux que les hommes, et dans leur espèce beaucoup d’individus atteignent à toute la beauté qui leur est propre. Cela est extrêmement rare chez l’homme. – Que d’avortons pour un Antinoüs! que de Gothons pour une Philis.
J’ai bien peur, mon cher ami, de ne pouvoir jamais embrasser mon idéal, et cependant il n’a rien d’extravagant et de hors nature. – Ce n’est pas l’idéal d’un écolier de troisième. Je ne demande ni des globes d’ivoire, ni des colonnes d’albâtre, ni des réseaux d’azur; je n’ai employé dans sa composition ni lis, ni neige, ni rose, ni jais, ni ébène, ni corail, ni ambroisie, ni perles, ni diamants; j’ai laissé les étoiles du ciel en repos, et je n’ai pas décroché le soleil hors de saison. C’est un idéal presque bourgeois, tant il est simple, et il me semble qu’avec un sac ou deux de piastres je le trouverais tout fait et tout réalisé dans le premier bazar venu de Constantinople ou de Smyrne; il me coûterait probablement moins qu’un cheval ou qu’un chien de race: et dire que je n’arriverai pas à cela, car je sens que je n’y arriverai pas! il y a de quoi en enrager, et j’entre contre le sort dans les plus belles colères du monde.
Toi, – tu n’es pas aussi fou que moi, tu es heureux, toi; – tu t’es laissé aller tout bonnement à ta vie sans te tourmenter à la faire, et tu as pris les choses comme elles se présentaient. Tu n’as pas cherché le bonheur, et il est venu te chercher; tu es aimé, et tu aimes. – Je ne t’envie pas; – ne va pas croire cela au moins: mais je me trouve moins joyeux en pensant à ta félicité que je ne devrais l’être, et je me dis, en soupirant, que je voudrais bien jouir d’une félicité pareille.
Peut-être mon bonheur a-t-il passé à côté de moi, et je ne l’aurai pas vu, aveugle que j’étais; peut-être la voix a-t-elle parlé, et le bruit de mes tempêtes m’aura empêché de l’entendre.
Peut-être ai-je été aimé obscurément par un humble cœur que j’aurai méconnu ou brisé; peut-être ai-je été moi-même l’idéal d’un autre, le pôle d’une âme en souffrance, – le rêve d’une nuit et la pensée d’un jour. – Si j’avais regardé à mes pieds, peut-être y aurais-je vu quelque belle Madeleine avec son urne de parfums et sa chevelure éplorée. J’allais levant les bras au ciel, désireux de cueillir les étoiles qui me fuyaient, et dédaignant de ramasser la petite pâquerette qui m’ouvrait son cœur d’or dans la rosée et le gazon. J’ai commis une grande faute: j’ai demandé à l’amour autre chose que l’amour et ce qu’il ne pouvait pas donner. J’ai oublié que l’amour était nu, je n’ai pas compris le sens de ce magnifique symbole. – Je lui ai demandé des robes de brocart, des plumes, des diamants, un esprit sublime, la science, la poésie, la beauté, la jeunesse, la puissance suprême, – tout ce qui n’est pas lui; – l’amour ne peut offrir que lui-même, et qui en veut tirer autre chose n’est pas digne d’être aimé.
Je me suis sans doute trop hâté: mon heure n’est pas venue; Dieu qui m’a prêté la vie ne me la reprendra pas sans que j’aie vécu. À quoi bon donner au poète une lyre sans cordes, à l’homme une vie sans amour? Dieu ne peut pas commettre une pareille inconséquence; et sans doute, au moment voulu, il mettra sur mon chemin celle que je dois aimer et dont je dois être aimé. – Mais pourquoi l’amour m’est-il venu avant la maîtresse! pourquoi ai-je soif sans avoir de fontaine où m’étancher? ou pourquoi ne sais-je pas voler, comme ces oiseaux du désert, à l’endroit où est l’eau? Le monde est pour moi un Sahara sans puits et sans dattiers. Je n’ai pas dans ma vie un seul coin d’ombre où m’abriter du soleiclass="underline" je souffre toutes les ardeurs de la passion sans en avoir les extases et les délices ineffables; j’en connais les tourments, et n’en ai pas les plaisirs. Je suis jaloux de ce qui n’existe pas; je m’inquiète pour l’ombre d’une ombre; je pousse des soupirs qui n’ont point de but; j’ai des insomnies que ne vient pas embellir un fantôme adoré; je verse des larmes qui coulent jusqu’à terre sans être essuyées; je donne au vent des baisers qui ne me sont point rendus; j’use mes yeux à vouloir saisir dans le lointain une forme incertaine et trompeuse; j’attends ce qui ne doit point venir, et je compte les heures avec anxiété, comme si j’avais un rendez-vous.
Qui que tu sois, ange ou démon, vierge ou courtisane, bergère ou princesse, que tu viennes du nord ou du midi, toi que je ne connais pas et que j’aime! oh! ne te fais pas attendre plus longtemps, ou la flamme brûlera l’autel, et tu ne trouveras plus à la place de mon cœur qu’un morceau de cendre froide. Descends de la sphère où tu es; quitte le ciel de cristal, esprit consolateur, et viens jeter sur mon âme l’ombre de tes grandes ailes. Toi, femme que j’aimerai, viens, que je ferme sur toi mes bras ouverts depuis si longtemps. Portes d’or du palais qu’elle habite, roulez-vous sur vos gonds; humble loquet de sa cabane, lève-toi; rameaux des bois, ronces des chemins, décroisez-vous; enchantements de la tourelle, charmes des magiciens, soyez rompus; ouvrez-vous, rangs de la foule, et la laissez passer.
Si tu viens trop tard, ô mon idéal! je n’aurai plus la force de t’aimer: – mon âme est comme un colombier tout plein de colombes. À toute heure du jour, il s’en envole quelque désir. Les colombes reviennent au colombier, mais les désirs ne reviennent point au cœur. – L’azur du ciel blanchit sous leurs innombrables essaims; ils s’en vont, à travers l’espace, de monde en monde, de ciel en ciel, chercher quelque amour pour s’y poser et y passer la nuit: presse le pas, ô mon rêve! ou tu ne trouveras plus dans le nid vide que les coquilles des oiseaux envolés.
Mon ami, mon compagnon d’enfance, tu es le seul à qui je puisse conter de pareilles choses. Écris-moi que tu me plains, et que tu ne me trouves pas hypocondriaque; console-moi, je n’en ai jamais eu plus besoin: que ceux qui ont une passion qu’ils peuvent satisfaire sont dignes d’envie! L’ivrogne ne rencontre de cruauté dans aucune bouteille; il tombe du cabaret au ruisseau, et se trouve plus heureux sur son tas d’ordures qu’un roi sur son trône. Le sensuel va chez les courtisanes chercher de faciles amours, ou des raffinements impudiques: une joue fardée, une jupe courte, une gorge débraillée, un propos libertin, il est heureux; son œil blanchit, sa lèvre se trempe; il atteint au dernier degré de son bonheur, il a l’extase de sa grossière volupté. Le joueur n’a besoin que d’un tapis vert et d’un jeu de cartes gras et usé pour se procurer les angoisses poignantes, les spasmes nerveux et les diaboliques jouissances de son horrible passion. Ces gens-là peuvent s’assouvir ou se distraire; – moi, cela m’est impossible; Cette idée s’est tellement emparée de moi que je n’aime presque plus les arts, et que la poésie n’a plus pour moi aucun charme; ce qui me ravissait autrefois ne me fait pas la moindre impression.
Je commence à le croire, – je suis dans mon tort, je demande à la nature et à la société plus qu’elles ne peuvent donner Ce que je cherche n’existe point, et je ne dois pas me plaindre de ne pas le trouver. Cependant, si la femme que nous rêvons n’est pas dans les conditions de la nature humaine, qui fait donc que nous n’aimons que celle-là et point les autres, puisque nous sommes des hommes, et que notre instinct devrait nous y porter d’une invincible manière? Qui nous a donné l’idée de cette femme imaginaire? de quelle argile avons-nous pétri cette statue invisible? où avons-nous pris les plumes que nous avons attachées au dos de cette chimère? quel oiseau mystique a déposé dans un coin obscur de notre âme l’œuf inaperçu dont notre rêve est éclos? quelle est donc cette beauté abstraite que nous sentons, et que nous ne pouvons définir? pourquoi, devant une femme souvent charmante, disons-nous quelquefois qu’elle est belle, – tandis que nous la trouvons fort laide? Où est donc le modèle, le type, le patron intérieur qui nous sert de point de comparaison? car la beauté n’est pas une idée absolue, et ne peut s’apprécier que par le contraste. – Est-ce au ciel que nous l’avons vue, – dans une étoile, – au bal, à l’ombre d’une mère, frais bouton d’une rose effeuillée? – est-ce en Italie ou en Espagne? est-ce ici ou là-bas, hier ou il y a longtemps? était-ce la courtisane adorée, la cantatrice en vogue, la fille du prince? une tête fière et noble ployant sous un lourd diadème de perles et de rubis? un visage jeune et enfantin se penchant entre les capucines et les volubilis de la fenêtre? – À quelle école appartenait le tableau où cette beauté ressortait blanche et rayonnante au milieu des noires ombres? Est-ce Raphaël qui a caressé le contour qui vous plaît? est-ce Cléomène qui a poli le marbre que vous adorez? – êtes-vous amoureux d’une madone ou d’une Diane? – votre idéal est-il un ange, une sylphide ou une femme? Hélas! c’est un peu de tout cela, et ce n’est pas cela.