– Ah! voilà, quel âge a-t-elle? c’est le mystère, et Dieu seul le sait. Pour moi, qui me pique d’assigner leur âge aux femmes à une minute près, je n’ai jamais pu trouver le sien. Seulement, d’une manière approximative, j’estime qu’elle peut avoir de dix-huit à trente-six ans. – Je l’ai vue en grande toilette, en déshabillé, sous le linge, et je ne puis rien t’apprendre à cet égard: ma science est en défaut; l’âge qu’elle semble le plus avoir, c’est dix-huit ans, et cependant ce ne peut être son âge. – C’est un corps de vierge et une âme de fille de joie, et, pour se corrompre aussi profondément et aussi spacieusement, il faut beaucoup de temps ou de génie; il faut un cœur de bronze dans une poitrine d’acier: elle n’a ni l’un ni l’autre; alors je pense qu’elle a trente-six ans, mais au fond je ne sais rien.
– Est-ce qu’elle n’a pas d’amie intime qui te pourrait donner des lumières à ce sujet?
– Non; elle est arrivée dans cette ville il y a deux ans. Elle venait de la province ou de l’étranger, je ne sais plus lequel – c’est une admirable position pour une femme qui sait en profiter. Avec une figure comme elle en a une, elle peut se donner l’âge qu’elle veut et ne dater que du jour où elle est arrivée ici.
– Voilà qui est on ne peut plus agréable, surtout quand quelque ride impertinente ne vient pas vous démentir, et que le temps, ce grand destructeur, a la bonté de se prêter à cette falsification de l’extrait de baptême.
Il m’en fit voir encore quelques-unes qui, selon lui, recevraient favorablement toutes les requêtes qu’il me plairait de leur adresser et me traiteraient avec une philanthropie toute particulière. Mais la femme en rose du coin de la cheminée et la modeste colombe qui lui servait d’antithèse étaient incomparablement mieux que toutes les autres; et, si elles n’avaient pas toutes les qualités que je demande, elles en avaient quelques-unes, du moins en apparence.
Je parlai toute la soirée avec elles, surtout avec la dernière, et j’eus soin de jeter mes idées dans le moule le plus respectueux; – quoiqu’elle me regardât à peine, je crus voir quelquefois luire ses prunelles sous leur rideau de cils, et à quelques galanteries assez vives, mais habillées de la gaze la plus pudique que je hasardai, passer à deux ou trois lignes sous sa chair une petite rougeur contenue et étouffée, assez pareille à celle que produit une liqueur rose versée dans une tasse à moitié opaque. – Ses réponses, en général, étaient sobres, mesurées, mais pourtant aiguës et pleines de trait, et donnaient à penser beaucoup plus qu’elles n’exprimaient. Tout cela était entremêlé de réticences, de demi-mots, d’allusions détournées, chaque syllabe avait son intention, chaque silence sa portée; rien au monde n’était plus diplomatique et plus charmant. – Et pourtant, quelque plaisir que j’y aie pris momentanément, je ne pourrais supporter longtemps une pareille conversation. Il faut être perpétuellement en éveil et sur ses gardes, et ce que j’aime le mieux dans une causerie, c’est l’abandon et la familiarité. – Nous avons parlé d’abord de musique, ce qui nous a conduits tout naturellement à parler de l’opéra, et ensuite des femmes, puis de l’amour, sujet dans lequel il est plus facile que dans tout autre de trouver des transitions pour passer de la généralité à la spécialité. – Nous avons fait du beau cœur à qui mieux mieux; – tu aurais ri de m’entendre. – En vérité, Amadis sur la Roche pauvre n’était qu’un cuistre sans flamme auprès de moi. C’étaient des générosités, des abnégations, des dévouements à faire rougir de honte feu le Romain Curtius. – Je ne me croyais sincèrement pas capable d’un galimatias et d’un pathos aussi transcendants. – Moi, faisant du platonisme le plus quintessencié, cela ne te parait-il pas une des choses les plus bouffonnes, la meilleure scène de comédie qu’il se puisse voir? Et puis cet air confit en perfection, ces petites façons papelardes et chattemites que je vous avais! tubleu! – Je n’avais pas la mine d’y toucher, et toute mère qui m’aurait entendu raisonner n’aurait pas hésité à me laisser coucher avec sa fille, tout mari m’aurait confié sa femme. C’est la soirée de ma vie où j’ai eu le plus l’air vertueux et où je l’ai été le moins. – Je pensais qu’il fût plus difficile que cela d’être hypocrite et de dire des choses que l’on ne croyait point. – Il faut que ce soit assez aisé ou que j’aie de fort belles dispositions pour avoir aussi agréablement réussi du premier coup. – J’ai en vérité de fort beaux moments.
Quant à la dame, elle a dit beaucoup de choses très finement détaillées, et qui, malgré l’air de candeur qu’elle y mettait, prouvent une expérience des plus consommées; on ne peut se faire une idée de la subtilité de ses distinctions. Cette femme-là scierait un cheveu en trois dans sa longueur, et elle ferait quinauds tous les docteurs angéliques et séraphiques. Au reste, à la manière dont elle parle, il est impossible de croire qu’elle ait même l’ombre d’un corps. – C’est d’un immatériel, d’un vaporeux, d’un idéal à vous casser les bras; et, si de C*** ne m’avait prévenu des allures de la bête, j’aurais assurément désespéré du succès de mes affaires, et je me serais tenu piteusement à l’écart. Comment diable aussi, lorsqu’une femme vous dit pendant deux heures, de l’air le plus détaché du monde, que l’amour ne vit que de privations et de sacrifices et autres belles choses de ce genre, peut-on décemment espérer de lui persuader un jour de se mettre entre deux draps avec vous, pour vous fomenter la complexion et voir si vous êtes faits l’un comme l’autre?
Bref, nous nous sommes séparés très amis, et nous félicitant réciproquement de l’élévation, de la pureté de nos sentiments.
La conversation avec l’autre a été, comme tu l’imagines, d’un genre tout à fait opposé. Nous avons ri autant que parlé. Nous nous sommes moqués, et fort spirituellement, de toutes les femmes qui étaient là; – quand je dis: Nous nous sommes moqués et fort spirituellement, je me trompe; je devrais dire: Elle s’est moquée; un homme ne se moque jamais bien d’une femme. Moi, j’écoutais et j’approuvais, car il est impossible de crayonner un trait plus vif et de le colorer plus ardemment; c’est la plus curieuse galerie de caricatures que j’aie jamais vue. Malgré l’exagération, on sentait la vérité là-dessous; de C*** avait bien raison: la mission de cette femme est de désenchanter des poètes. Il y a autour d’elle une atmosphère de prose dans laquelle une idée poétique ne peut vivre. Elle est charmante et pétillante d’esprit, et cependant, à côté d’elle, on ne pense qu’à des choses ignobles et vulgaires; tout en lui parlant, je me sentais une foule d’envies incongrues et impraticables dans le lieu où je me trouvais, comme de me faire apporter du vin et de me soûler, de la camper sur un de mes genoux et de lui baiser la gorge, – de relever le bord de sa jupe et de voir si sa jarretière était au-dessus ou au-dessous du genou, de chanter à tue-tête un refrain ordurier, de fumer une pipe ou de casser les carreaux: que sais-je? – Toute la partie animale, toute la brute se soulevait en moi; j’aurais très volontiers craché sur l’Iliade d’Homère et je me serais mis à genoux devant un jambon. – Je comprends parfaitement aujourd’hui l’allégorie des compagnons d’Ulysse changés en pourceaux par Circé. Circé était probablement quelque égrillarde comme ma petite femme en rose.
Chose honteuse à dire, j’éprouvais un grand délice à me sentir gagné par l’abrutissement; je ne m’y opposais pas, j’y aidais de toutes mes forces, tant la corruption est naturelle à l’homme, et tant il y a de boue dans l’argile dont il est pétri.
Cependant j’eus une minute peur de cette gangrène qui me gagnait, et je voulus quitter la corruptrice; mais le parquet semblait avoir monté jusqu’à mes genoux, et j’étais comme enchâssé à ma place.
À la fin je pris sur moi de la quitter, et, la soirée étant fort avancée, je m’en retournai chez moi très perplexe, très troublé et ne sachant trop ce que je devais faire. – J’hésitais entre la prude et la galante, – Je trouvais de la volupté dans l’une et du piquant dans l’autre; et, après un examen de conscience très détaillé et très approfondi, je m’aperçus non que je les aimais toutes les deux, mais que je les désirais toutes les deux, l’une autant que l’autre, avec assez de vivacité pour en prendre de la rêverie et de la préoccupation.
Selon toute apparence, ô mon ami! j’aurai une de ces deux femmes, je les aurai peut-être toutes les deux, et pourtant je t’avoue que leur possession ne me satisfait qu’à moitié: ce n’est pas qu’elles ne soient fort jolies, mais à leur vue rien n’a crié dans moi, rien n’a palpité, rien n’a dit. – C’est elles; je ne les ai pas reconnues. – Cependant je ne crois pas que je rencontrerai beaucoup mieux du côté de la naissance et de la beauté, et de C*** me conseille de m’en tenir là. Assurément je le ferai, et l’une ou l’autre sera ma maîtresse, ou le diable m’emportera avant qu’il soit bien longtemps; mais au fond de mon cœur, une secrète voix me reproche de mentir à mon amour, et de m’arrêter ainsi au premier sourire d’une femme que je n’aime point, au lieu de chercher infatigablement à travers le monde, dans les cloîtres et dans les mauvais lieux, dans les palais et dans les auberges, celle qui a été faite pour moi et que Dieu me destine, princesse ou servante, religieuse ou femme galante.