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Puis je me dis que je me fais des chimères, qu’il est bien égal après tout que je couche avec cette femme ou avec une autre; que la terre n’en déviera pas d’une ligne dans sa marche, et que les quatre saisons n’intervertiront pas leur ordre pour cela; que rien au monde n’est plus indifférent, et que je suis bien bon de me tourmenter de pareilles billevesées: voilà ce que je me dis. – Mais j’ai beau dire, je n’en suis ni plus tranquille ni plus résolu.

Cela tient peut-être à ce que je vis beaucoup avec moi-même, et que les plus petits détails dans une vie aussi monotone que la mienne prennent une trop grande importance. Je m’écoute trop vivre et penser: j’entends le battement de mes artères, les pulsations de mon cœur; je dégage, à force d’attention, mes idées les plus insaisissables de la vapeur trouble où elles flottaient et je leur donne un corps. – Si j’agissais davantage, je n’apercevrais pas toutes ces petites choses, et je n’aurais pas le temps de regarder mon âme au microscope, comme je le fais toute la journée. Le bruit de l’action ferait envoler cet essaim de pensées oisives qui voltigent dans ma tête et m’étourdissent du bourdonnement de leurs ailes: au lieu de poursuivre des fantômes, je me colletterais avec des réalités; je ne demanderais aux femmes que ce qu’elles peuvent donner: – du plaisir, – et je ne chercherais pas à embrasser je ne sais quelle fantastique idéalité parée de nuageuses perfections. – Cette tension acharnée de l’œil de mon âme vers un objet invisible m’a faussé la vue. Je ne sais pas voir ce qui est, à force d’avoir regardé ce qui n’est pas, et mon œil si subtil pour l’idéal est tout à fait myope dans la réalité; – ainsi, j’ai connu des femmes que tout le monde assure être ravissantes, et qui ne me paraissent rien moins que cela. – J’ai beaucoup admiré des peintures généralement jugées mauvaises, et des vers bizarres ou inintelligibles m’ont fait plus de plaisir que les plus galantes productions. – Je ne serais pas étonné qu’après avoir tant adressé de soupirs à la lune et regardé les étoiles entre les deux yeux, après avoir tant fait d’élégies et d’apostrophes sentimentales, je ne devienne amoureux de quelque fille de joie bien ignoble ou de quelque femme laide et vieille; – ce serait une belle chute. – La réalité se vengera peut-être ainsi du peu de soin que j’ai mis à lui faire la cour: – cela ne serait-il pas bien fait, si j’allais m’éprendre d’une belle passion romanesque pour quelque maritorne ou quelque abominable gaupe? Me vois-tu jouant de la guitare sous la fenêtre d’une cuisine et supplanté par un marmiton portant le roquet d’une vieille douairière crachant sa dernière dent? – Peut-être aussi que, ne trouvant rien en ce monde qui soit digne de mon amour, je finirai par m’y adorer moi-même, comme feu Narcisse d’égoïste mémoire. – Pour me garantir d’un aussi grand malheur, je me regarde dans tous les miroirs et dans tous les ruisseaux que je rencontre. Au vrai, à force de rêveries et d’aberrations, j’ai une peur énorme de tomber dans le monstrueux et le hors nature. Cela est sérieux, et il y faut prendre garde. – Adieu, mon ami; – je vais de ce pas chez la dame rose, de peur de me laisser aller à mes contemplations habituelles. – Je ne pense pas que nous nous occupions beaucoup de l’entéléchie, et je crois que, si nous faisons quelque chose, ce ne sera pas à coup sûr du spiritualisme, bien que la créature soit fort spirituelle: je roule soigneusement et serre dans un tiroir le patron de ma maîtresse idéale pour ne pas l’essayer sur celle-ci. Je veux jouir tranquillement des beautés et des mérites qu’elle a. Je veux la laisser habillée d’une robe à sa taille, sans tâcher de lui adapter le vêtement que j’ai taillé d’avance et à tout événement pour la dame de mes pensées. – Ce sont de fort sages résolutions, je ne sais pas si je les tiendrai – Encore une fois, adieu.

Chapitre 3

Je suis l’amant en pied de la dame en rose; c’est presque un état, une charge, et cela donne de la consistance dans le monde. Je n’ai plus l’air d’un écolier qui cherche une bonne fortune parmi les aïeules et qui n’ose débiter un madrigal à une femme, à moins qu’elle ne soit centenaire: je m’aperçois, depuis mon installation, que l’on me considère beaucoup plus, que toutes les femmes me parlent avec une coquetterie jalouse et font de grands frais pour moi. – Les hommes, au contraire, y mettent plus de froideur, et, dans le peu de mots que nous échangeons, il y a quelque chose d’hostile et de contraint; ils sentent qu’ils ont en moi un rival déjà redoutable et qui peut le devenir davantage. – Il m’est revenu que beaucoup d’entre eux avaient amèrement critiqué ma façon de me mettre, et avaient dit que je m’habillais d’une manière trop efféminée: que mes cheveux étaient bouclés et lustrés avec plus de soin qu’il ne convenait; que cela, joint à ma figure imberbe, me donnait un air damoiseau on ne peut plus ridicule; que j’affectais pour mes vêtements des étoffes riches et brillantes qui sentaient leur théâtre, et que je ressemblais plus à un comédien qu’à un homme: – toutes les banalités qu’on dit pour se donner le droit d’être sale et de porter des habits pauvres et mal coupés. Mais tout cela ne fait que blanchir, et toutes les dames trouvent que mes cheveux sont les plus beaux du monde, que mes recherches sont du meilleur goût, et semblent fort disposées à me dédommager des frais que je fais pour elles, car elles ne sont point assez sottes pour croire que toute cette élégance n’ait pour but que mon embellissement particulier.

La dame du logis a d’abord paru un peu piquée de mon choix, qu’elle croyait devoir nécessairement tomber sur elle, et pendant quelques jours elle en a gardé une certaine aigreur (envers sa rivale seulement; car, moi, elle m’a toujours parlé de même), qui se manifestait par quelques petits: – Ma chère, – dits avec cette manière sèche et découpée que les femmes ont seules, et par quelques avis désobligeants sur sa toilette donnés à aussi haute voix que possible, comme: – Vous êtes coiffée beaucoup trop haut et pas du tout à l’air de votre visage; ou: – Votre corsage poche sous les bras; qui vous a donc fait cette robe? Ou: – Vous avez les yeux bien battus; je vous trouve toute changée; et mille autres menues observations à quoi l’autre ne manquait pas de riposter avec toute la méchanceté désirable quand l’occasion s’en présentait; et, si l’occasion tardait trop, elle s’en faisait elle-même une pour son usage, et rendait, et au-delà, ce qu’on lui avait donné. Mais bientôt, un autre objet ayant détourné l’attention de l’infante dédaignée, cette petite guerre de mots cessa et tout rentra dans l’ordre habituel.

Je t’ai dit sommairement que j’étais l’amant en pied de la dame rose; cela ne suffit pas pour un homme aussi ponctuel que tu l’es. Tu me demanderas sans doute comment elle s’appelle: quant à son nom, je ne te le dirai pas; mais si tu veux, pour la facilité du récit, et en mémoire de la couleur de la robe avec laquelle je l’ai vue pour la première fois, – nous l’appellerons Rosette; c’est un joli nom: ma petite chienne s’appelait comme cela.

Tu voudras savoir de point en point, car tu aimes la précision dans ces sortes de choses, l’histoire de nos amours avec cette belle Bradamante, et par quelles gradations successives j’ai passé du général au particulier, et de l’état de simple spectateur à celui d’acteur; comment, de public que j’étais, je suis devenu amant. Je contenterai ton envie avec le plus grand plaisir. Il n’y a rien de sinistre dans notre roman; il est couleur de rose, et l’on n’y verse d’autres larmes que celles du plaisir; on n’y rencontre ni longueurs ni redites, et tout y marche vers la fin avec cette hâte et cette rapidité si recommandées par Horace; – c’est un véritable roman français. – Toutefois ne va pas t’imaginer que j’ai emporté la place au premier assaut. – La princesse, quoique fort humaine pour ses sujets, n’est pas aussi prodigue de ses faveurs qu’on pourrait le croire d’abord; elle en connaît trop le prix pour ne pas vous les faire acheter; elle sait trop bien aussi ce qu’un juste retard donne de vivacité au désir, et le ragoût qu’une demi-résistance ajoute au plaisir, pour se livrer à vous tout d’abord, si vif que soit le goût que vous lui ayez inspiré.

Pour te conter la chose tout au long, il faut remonter un peu plus haut. Je t’ai fait un récit assez circonstancié de notre première entrevue. J’en ai eu encore une ou deux autres dans la même maison ou même trois, puis elle m’a invité à aller chez elle; je ne me suis pas fait prier, comme tu peux le croire; j’y suis allé avec discrétion d’abord, puis un peu plus souvent, puis encore plus souvent, puis enfin toutes les fois que l’envie m’en prenait, et je dois avouer qu’elle m’en prenait au moins trois ou quatre fois par jour.