«Je prenais un à un les membres comme ceux d’une énorme poupée, et je les tendais aux vêtements qu’apportaient les femmes. On passa les chaussettes, le caleçon, la culotte, le gilet, puis l’habit où nous eûmes beaucoup de mal à faire entrer les bras.
«Quand il fallut boutonner les bottines, les deux femmes se mirent à genoux, tandis que je les éclairais; mais comme les pieds étaient enflés un peu, ce fut effroyablement difficile. N’ayant pas trouvé le tire-boutons, elles avaient pris leurs épingles à cheveux.
«Sitôt que l’horrible toilette fut terminée, je considérai notre œuvre et je dis: «Il faudrait le repeigner un peu.» La bonne alla chercher le démêloir et la brosse de sa maîtresse, mais comme elle tremblait et arrachait, en des mouvements involontaires, les cheveux longs et mêlés, Mme Lelièvre s’empara violemment du peigne, et elle rajusta la chevelure avec douceur, comme si elle l’eût caressée. Elle refit la raie, brossa la barbe, puis roula lentement les moustaches sur son doigt, ainsi qu’elle avait coutume de le faire, sans doute, en des familiarités d’amour.
«Et tout à coup, lâchant ce qu’elle tenait aux mains, elle saisit la tête inerte de son amant, et regarda longuement, désespérément cette face morte qui ne lui souriait plus; puis, s’abattant sur lui, elle l’étreignit à pleins bras, en l’embrassant avec fureur. Ses baisers tombaient, comme des coups, sur la bouche fermée, sur les yeux éteints, sur les tempes, sur le front. Puis, s’approchant de l’oreille, comme s’il eût pu l’entendre encore, comme pour balbutier le mot qui fait plus ardentes les étreintes, elle répéta, dix fois de suite, d’une voix déchirante: «Adieu, chéri.»
«Mais la pendule sonna minuit.
«J’eus un sursaut: «Bigre, minuit! c’est l’heure où ferme le cercle. Allons, madame, de l’énergie!»
«Elle se redressa. J’ordonnai: «Portons-le dans le salon.» Nous le prîmes tous trois, et, l’ayant emporté, je le fis asseoir sur un canapé, puis j’allumai les candélabres.
«La porte de la rue s’ouvrit et se referma lourdement. C’était Lui déjà. Je criai: «Rose, vite, apportez-moi les serviettes et la cuvette, et refaites la chambre; dépêchez-vous, nom de Dieu! Voilà M. Lelièvre qui rentre.»
«J’entendis les pas monter, s’approcher. Des mains, dans l’ombre, palpaient les murs. Alors j’appelai: «Par ici, mon cher: nous avons eu un accident.»
«Et le mari, stupéfait, parut sur le seuil, un cigare à la bouche. Il demanda: «Quoi? Qu’y a-t-il? Qu’est-ce que cela?»
«J’allai vers lui: «Mon bon, vous nous voyez dans un rude embarras. J’étais resté tard à bavarder chez vous avec votre femme et notre ami qui m’avait amené dans sa voiture. Voilà qu’il s’est affaissé tout à coup, et depuis deux heures, malgré nos soins, il demeure sans connaissance. Je n’ai pas voulu appeler des étrangers. Aidez-moi donc à le faire descendre, je le soignerai mieux chez lui.»
«L’époux surpris, mais sans méfiance, ôta son chapeau; puis il empoigna sous ses bras son rival désormais inoffensif. Je m’attelai entre les jambes, comme un cheval entre deux brancards; et nous voilà descendant l’escalier, éclairés maintenant par la femme.
«Lorsque nous fûmes devant la porte, je redressai le cadavre et je lui parlai, l’encourageant pour tromper son cocher. – «Allons, mon brave ami, ce ne sera rien; vous vous sentez déjà mieux, n’est-ce pas? Du courage, voyons, un peu de courage, faites un petit effort, et c’est fini.»
«Comme je sentais qu’il allait s’écrouler, qu’il me glissait entre les mains, je lui flanquai un grand coup d’épaule qui le jeta en avant et le fit basculer dans la voiture, puis je montai derrière lui.
«Le mari, inquiet, me demandait: «Croyez-vous que ce oit grave?» Je répondis. «Non», en souriant, et je regardai la femme. Elle avait passé son bras sous celui de l’époux légitime et elle plongeait son œil dans le fond obscur du coupé.
«Je serrai les mains, et je donnai l’ordre de partir. Tout le long de la route, le mort me retomba sur l’oreille droite.
«Quand nous fûmes arrivés chez lui, j’annonçai qu’il avait perdu connaissance en chemin. J’aidai à le remonter dans sa chambre, puis je constatai le décès; je jouai toute une nouvelle comédie devant sa famille éperdue. Enfin je regagnai mon lit, non sans jurer contre les amoureux.»
Le docteur se tut, souriant toujours.
La jeune femme, crispée, demanda:
«Pourquoi m’avez-vous raconté cette épouvantable histoire?»
Il salua galamment:
«Pour vous offrir mes services à l’occasion.»
25 septembre 1882
À CHEVAL
Les pauvres gens vivaient péniblement des petits appointements du mari. Deux enfants étaient nés depuis leur mariage, et la gêne première était devenue une de ces misères humbles, voilées, honteuses, une misère de famille noble qui veut tenir son rang quand même.
Hector de Gribelin avait été élevé en province, dans le manoir paternel, par un vieil abbé précepteur. On n’était pas riche, mais on vivotait en gardant les apparences.
Puis, à vingt ans, on lui avait cherché une position, et il était entré, commis à quinze cents francs, au ministère de la Marine. Il avait échoué sur cet écueil comme tous ceux qui ne sont point préparés de bonne heure au rude combat de la vie, tous ceux qui voient l’existence à travers un nuage, qui ignorent les moyens et les résistances, en qui on n’a pas développé dès l’enfance des aptitudes spéciales, des facultés particulières, une âpre énergie à la lutte, tous ceux à qui on n’a pas remis une arme ou un outil dans la main.
Ses trois premières années de bureau furent horribles.
Il avait retrouvé quelques amis de sa famille, vieilles gens attardés et peu fortunés aussi, qui vivaient dans les rues nobles, les tristes rues du faubourg Saint-Germain; et il s’était fait un cercle de connaissances.
Etrangers à la vie moderne, humbles et aristocrates nécessiteux habitaient les étages élevés de maisons endormies. Du haut en bas de ces demeures, les locataires étaient titrés, mais l’argent semblait rare au premier comme au sixième.
Les éternels préjugés, la préoccupation du rang, le souci de ne pas déchoir, hantaient ces familles autrefois brillantes, et ruinées par l’inaction des hommes. Hector de Gribelin rencontra dans ce monde une jeune fille noble et pauvre comme lui, et l’épousa.
Ils eurent deux enfants en quatre ans.
Pendant quatre années encore, ce ménage, harcelé par la misère, ne connut d’autres distractions que la promenade aux Champs-Elysées, le dimanche, et quelques soirées au théâtre, une ou deux par hiver, grâce à des billets de faveur offerts par un collègue.
Mais voilà que, vers le printemps, un travail supplémentaire fut confié à l’employé par son chef, et il reçut une gratification extraordinaire de trois cents francs.
En rapportant cet argent, il dit à sa femme:
«Ma chère Henriette, il faut nous offrir quelque chose, par exemple une partie de plaisir pour les enfants.»
Et après une longue discussion, il fut décidé qu’on irait déjeuner à la campagne…
«Ma foi, s’écria Hector, une fois n’est pas coutume, nous louerons un break pour toi, les petits et la bonne, et moi je prendrai un cheval au manège. Cela me fera du bien.»