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Et pendant toute la semaine on ne parla que de l’excursion projetée.

Chaque soir, en rentrant du bureau, Hector saisissait son fils aîné, le plaçait à califourchon sur sa jambe, et, en le faisant sauter de toute sa force, il lui disait:

«Voilà comment il galopera, papa, dimanche prochain, à la promenade.»

Et le gamin, tout le jour, enfourchait les chaises et les traînait autour de la salle en criant: «C’est papa à dada.»

Et la bonne elle-même regardait monsieur d’un œil émerveillé, en songeant qu’il accompagnerait la voiture à cheval; et pendant tous les repas elle l’écoutait parler d’équitation, raconter ses exploits de jadis, chez son père. Oh! il avait été à bonne école, et, une fois la bête entre ses jambes, il ne craignait rien, mais rien!

Il répétait à sa femme en se frottant les mains:

«Si on pouvait me donner un animal un peu difficile, je serais enchanté. Tu verras comme je monte; et, si tu veux nous reviendrons par les Champs-Elysées au moment du retour du Bois. Comme nous ferons bonne figure, je ne serais pas fâché de rencontrer quelqu’un du Ministère. Il n’en faut pas plus pour se faire respecter de ses chefs.»

Au jour dit, la voiture et le cheval arrivèrent en même temps devant la porte. Il descendit aussitôt, pour examiner sa monture. Il avait fait coudre des sous-pieds à son pantalon, et manœuvrait une cravache achetée la veille.

Il leva et palpa, l’une après l’autre, les quatre jambes de la bête, tâta le cou, les côtes, les jarrets, éprouva du doigt les reins, ouvrit la bouche, examina les dents, déclara son âge, et, comme toute la famille descendait, il fit une sorte de petit cours théorique et pratique sur le cheval en général et en particulier sur celui-là, qu’il reconnaissait excellent.

Quand tout le monde fut bien placé dans la voiture, il vérifia les sangles de la selle; puis, s’enlevant sur un étrier, il retomba sur l’animal, qui se mit à danser sous la charge et faillit désarçonner son cavalier.

Hector, ému, tâchait de le calmer:

«Allons, tout beau, mon ami, tout beau.»

Puis, quand le porteur eut repris sa tranquillité et le porté son aplomb, celui-ci demanda:

«Est-on prêt?»

Toutes les voix répondirent:

Oui.»

Alors, il commanda:

«En route!»

Et la cavalcade s’éloigna.

Tous les regards étaient tendus vers lui, il trottait à l’anglaise en exagérant les ressauts. À peine était-il retombé sur la selle qu’il rebondissait comme pour monter dans l’espace. Souvent il semblait prêt à s’abattre sur la crinière; et il tenait ses yeux fixes devant lui, ayant la figure crispée et les joues pâles.

Sa femme, gardant sur ses genoux un des enfants, et la bonne qui portait l’autre, répétaient sans cesse:

«Regardez papa, regardez papa!»

Et les deux gamins, grisés par le mouvement, la joie et l’air vif, poussaient des cris aigus. Le cheval, effrayé par ces clameurs, finit par prendre le galop, et, pendant que le cavalier s’efforçait de l’arrêter, le chapeau roula par terre. Il fallut que le cocher descendît de son siège pour ramasser cette coiffure, et, quand Hector l’eut reçue de ses mains, il s’adressa de loin à sa femme:

«Empêche donc les enfants de crier comme ça: tu me ferais emporter!»

On déjeuna sur l’herbe, dans les bois du Vésinet, avec les provisions déposées dans les coffres.

Bien que le cocher prît soin des trois chevaux, Hector à tout moment se levait pour aller voir si le sien ne manquait de rien, et il le caressait sur le cou, lui faisant manger du pain, des gâteaux, du sucre.

Il déclara:

«C’est un rude trotteur. Il m’a même un peu secoué dans les premiers moments; mais tu as vu que je m’y suis vite remis: il a reconnu son maître, il ne bougera plus maintenant.»

Comme il avait été décidé, on revint par les Champs-Elysées.

La vaste avenue fourmillait de voitures. Et sur les côtés, les promeneurs étaient si nombreux qu’on eût dit deux longs rubans noirs se déroulant, depuis l’Arc de Triomphe jusqu’à la place de la Concorde. Une averse de soleil tombait sur tout ce monde, faisait étinceler le vernis des calèches, l’acier des harnais, les poignées des portières.

Une folie de mouvement, une ivresse de vie semblait agiter cette foule de gens, d’équipages et de bêtes. Et l’Obélisque, là-bas, se dressait dans une buée d’or.

Le cheval d’Hector, dès qu’il eut dépassé l’Arc de Triomphe, fut saisi soudain d’une ardeur nouvelle, et il filait à travers les rues, au grand trot, vers l’écurie, malgré toutes les tentatives d’apaisement de son cavalier.

La voiture était loin maintenant, loin derrière; et voilà qu’en face du Palais de l’industrie, l’animal se voyant du champ, tourna à droite et prit le galop.

Une vieille femme en tablier traversait la chaussée d’un pas tranquille; elle se trouvait juste sur le chemin d’Hector, qui arrivait à fond de train. Impuissant à maîtriser sa bête, il se mit à crier de toute sa force «Holà! hé! holà! là-bas!»

Elle était sourde peut-être, car elle continua paisiblement sa route jusqu’au moment où, heurtée par le poitrail du cheval lancé comme une locomotive, elle alla rouler dix pas plus loin, les jupes en l’air, après trois culbutes sur la tête.

Des voix criaient:

«Arrêtez-le!»

Hector, éperdu, se cramponnait à la crinière en hurlant:

«Au secours!»

Une secousse terrible le fit passer comme une balle par-dessus les oreilles de son coursier et tomber dans les bras d’un sergent de ville qui venait de se jeter à sa rencontre.

En une seconde, un groupe furieux, gesticulant, vociférant, se forma autour de lui. Un vieux monsieur, surtout, un vieux monsieur portant une grande décoration ronde et de grandes moustaches blanches, semblait exaspéré. Il répétait:

«Sacrebleu, quand on est maladroit comme ça, on reste chez soi! On ne vient pas tuer les gens dans la rue quand on ne sait pas conduire un cheval.» Mais quatre hommes, portant la vieille, apparurent. Elle semblait morte, avec sa figure jaune et son bonnet de travers, tout gris de poussière.

«Portez cette femme chez un pharmacien, commanda le vieux monsieur, et allons chez le commissaire de police.»

Hector, entre les deux agents, se mit en route. Un troisième tenait son cheval. Une foule suivait; et soudain le break parut. Sa femme s’élança, la bonne perdait la tête, les marmots piaillaient. Il expliqua qu’il allait rentrer, qu’il avait renversé une femme, que ce n’était rien. Et sa famille, affolée, s’éloigna.

Chez le commissaire, l’explication fut courte. Il donna son nom, Hector de Gribelin, attaché au ministère de la Marine; et on attendit des nouvelles de la blessée. Un agent envoyé aux renseignements revint. Elle avait repris connaissance, mais elle souffrait effroyablement en dedans, disait-elle. C’était une femme de ménage, âgée de soixante-cinq ans, et dénommée Mme Simon.

Quand il sut qu’elle n’était pas morte, Hector reprit espoir et promit de subvenir aux frais de sa guérison. Puis il courut chez le pharmacien.

Une cohue stationnait devant la porte; la bonne femme, affaissée dans un fauteuil, geignait les mains inertes, la face abrutie. Deux médecins l’examinaient encore. Aucun membre n’était cassé, mais on craignait une lésion interne.