Выбрать главу

Elle n’avait point fini qu’il la giflait à toute volée; mais comme il levait encore une fois la main, affolée de rage, elle saisit sur la table un petit couteau de dessert à lame d’argent, et si brusquement qu’on ne vit rien d’abord, elle le lui piqua droit dans le cou, juste au creux où la poitrine commence.

Un mot qu’il prononçait fut coupé dans sa gorge; et il resta béant, avec un regard effroyable.

Tous poussèrent un rugissement, et se levèrent en tumulte; mais ayant jeté sa chaise dans les jambes du lieutenant Otto, qui s’écroula tout au long, elle courut à la fenêtre, l’ouvrit avant qu’on eût pu l’atteindre, et s’élança dans la nuit, sous la pluie qui tombait toujours.

En deux minutes, Mlle Fifi fut morte. Alors Fritz et Otto dégainèrent et voulurent massacrer les femmes, qui se traînaient à leurs genoux. Le major, non sans peine, empêcha cette boucherie, fit enfermer dans une chambre, sous la garde de deux hommes, les quatre filles éperdues; puis, comme s’il eût disposé ses soldats pour un combat, il organisa la poursuite de la fugitive, bien certain de la reprendre.

Cinquante hommes, fouettés de menaces, furent lancés dans le parc. Deux cents autres fouillèrent les bois et toutes les maisons de la vallée.

La table, desservie en un instant, servait maintenant de lit mortuaire, et les quatre officiers, rigides, dégrisés, avec la face dure des hommes de guerre en fonction, restaient debout près des fenêtres, sondaient la nuit.

L’averse torrentielle continuait. Un clapotis continu emplissait les ténèbres, un flottant murmure d’eau qui tombe et d’eau qui coule, d’eau qui dégoutte et d’eau qui rejaillit.

Soudain, un coup de feu retentit, puis un autre très loin; et, pendant quatre heures, on entendit ainsi de temps en temps des détonations proches ou lointaines, et des cris de ralliement, des mots étranges lancés comme appel par des voix gutturales.

Au matin, tout le monde rentra. Deux soldats avaient été tués, et trois autres blessés par leurs camarades dans l’ardeur de la chasse et l’effarement de cette poursuite nocturne.

On n’avait pas retrouvé Rachel.

Alors les habitants furent terrorisés, les demeures bouleversées, toute la contrée parcourue, battue, retournée. La juive ne semblait pas avoir laissé une seule trace de son passage.

Le général, prévenu, ordonna d’étouffer l’affaire, pour ne point donner de mauvais exemple dans l’armée, et il frappa d’une peine disciplinaire le commandant, qui punit ses inférieurs. Le général avait dit: «On ne fait pas la guerre pour s’amuser et caresser des filles publiques.» Et le comte de Farlsberg, exaspéré, résolut de se venger sur le pays.

Comme il lui fallait un prétexte afin de sévir sans contrainte, il fit venir le curé et lui ordonna de sonner la cloche à l’enterrement du marquis d’Eyrik.

Contre toute attente, le prêtre se montra docile, humble, plein d’égards. Et quand le corps de Mlle Fifi, porté par des soldats, précédé, entouré, suivi de soldats qui marchaient le fusil chargé, quitta le château d’Uville, allant au cimetière, pour la première fois la cloche tinta son glas funèbre avec une allure allègre, comme si une main amie l’eût caressée.

Elle sonna le soir encore, et le lendemain aussi, et tous les jours; elle carillonna tant qu’on voulut. Parfois même, la nuit, elle se mettait toute seule en branle, et jetait doucement deux ou trois sons dans l’ombre, prise de gaietés singulières, réveillée on ne sait pourquoi. Tous les paysans du lieu la dirent alors ensorcelée; et personne, sauf le curé et le sacristain, n’approchait plus du clocher.

C’est qu’une pauvre fille vivait là-haut, dans l’angoisse et la solitude, nourrie en cachette par ces deux hommes.

Elle y resta jusqu’au départ des troupes allemandes. Puis, un soir, le curé ayant emprunté le char-à-bancs du boulanger, conduisit lui-même sa prisonnière jusqu’à la porte de Rouen. Arrivé là, le prêtre l’embrassa; elle descendit et regagna vivement à pied le logis public, dont la patronne la croyait morte.

Elle en fut tirée quelque temps après par un patriote sans préjugés qui l’aima pour sa belle action, puis l’ayant ensuite chérie pour elle-même, l’épousa, en fit une Dame qui valut autant que beaucoup d’autres.

23 mars 1882

MADAME BAPTISTE

Quand j’entrai dans la salle des voyageurs de la gare de Loubain, mon premier regard fut pour l’horloge. J’avais à attendre deux heures dix minutes l’express de Paris.

Je me sentis las soudain comme après dix lieues à pieds; puis je regardai autour de moi comme si j’allais découvrir sur les murs un moyen de tuer le temps; puis je ressortis et m’arrêtai devant la porte de la gare, l’esprit travaillé par le désir d’inventer quelque chose à faire.

La rue, sorte de boulevard planté d’acacias maigres, entre deux rangs de maisons inégales et différentes, des maisons de petite ville, montait une sorte de colline; et tout au bout on apercevait des arbres comme si un parc l’eût terminée.

De temps en temps un chat traversait la chaussée, enjambant les ruisseaux d’une manière délicate. Un roquet pressé sentait le pied de tous les arbres, cherchant des débris de cuisine. Je n’apercevais aucun homme.

Un morne découragement m’envahit. Que faire? Que faire? Je songeais déjà à l’interminable et inévitable séance dans le petit café du chemin de fer, devant un bock imbuvable et l’illisible journal du lieu, quand j’aperçus un convoi funèbre qui tournait une rue latérale pour s’engager dans celle où je me trouvais.

La vue du corbillard fut un soulagement pour moi. C’était au moins dix minutes de gagnées. Mais soudain mon attention redoubla. Le mort n’était suivi que par huit messieurs dont un pleurait. Les autres causaient amicalement. Aucun prêtre n’accompagnait. Je pensai: «Voici un enterrement civil», puis je réfléchis qu’une ville comme Loubain devait contenir au moins une centaine de libres penseurs qui se seraient fait un devoir de manifester. Alors quoi? La marche rapide du convoi disait bien pourtant qu’on enterrait ce défunt-là sans cérémonie, et, par conséquent, sans religion.

Ma curiosité désœuvrée se jeta dans les hypothèses les plus compliquées; mais, comme la voiture funèbre passait devant moi, une idée baroque me vint: c’était de suivre avec les huit messieurs. J’avais là une heure au moins d’occupation, et je me mis en marche, d’un air triste, derrière les autres.

Les deux derniers se retournèrent avec étonnement, puis se parlèrent bas. Ils se demandaient certainement si j’étais de la ville. Puis ils consultèrent les deux précédents, qui se mirent à leur tour à me dévisager. Cette attention investigatrice me gênait, et, pour y mettre fin, je m’approchai de mes voisins. Les ayant salués, je dis: «Je vous demande bien pardon, messieurs, si j’interromps votre conversation. Mais apercevant un enterrement civil, je me suis empressé de le suivre sans connaître, d’ailleurs, le mort que vous accompagnez.» Un des messieurs prononça: «C’est une morte.» Je fus surpris et je demandai: «Cependant c’est bien un enterrement civil, n’est-ce pas?»

L’autre monsieur, qui désirait évidemment m’instruire, prit la parole: «Oui et non. Le clergé nous a refusé l’entrée de l’église.» Je poussai, cette fois, un «Ah!» de stupéfaction. Je ne comprenais plus du tout.