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En arrivant le soir au Cap-Ferret, non loin de l'hôtel où ils s'étaient adorés neuf ans auparavant, elle lui ôta son bandeau. Il pleuvait de l'eau glaciale. Dans cette nuit mouillée, Horace reconnut les abords de l'endroit où, jadis, ils avaient su rencontrer le bonheur. Ce coup de théâtre l'émut vivement, mais la surprise suivante effaça son sourire.

L'hôtel de leur voyage de noces avait été transformé en maison de retraite, battue par les bourrasques. Plutôt que d'en rire, Juliette y vit le signe de son échec inéluctable. Sa bonne humeur de circonstance s'effondra. Inutile de godiller dans le romantisme. Les suggestions de l'Inconnue ne valaient rien pour elle. Acceptant par avance sa défaite, elle déborda de sanglots devant le portail. Il ne fut plus question de revisiter leurs anciennes voluptés.

Leur mariage avait besoin de chaos, plus que de repos.

Mais qu'allaient-ils faire de leur soif de désordre ?

En se couchant dans un motel fantomatique - le seul établissement où ils trouvèrent une chambre, - ils eurent un réflexe de parents qui était le constat d'agonie de leur couple : ils téléphonèrent à Liberté pour prendre des nouvelles des enfants. Ce soir-là, Juliette avait parlé en amante, mais pensé en mère.

Votre week-end se passe bien ? demanda la baby-sitter, inquiète du bonheur d'Horace.

Non, répondit Juliette.

Péniblement, Horace et Juliette s'obligèrent à s'aimer, sans un mot. Deux solitudes s'enlacèrent. Le mensonge de leurs caresses, de leur proximité distante, les blessa ; mais renoncer à cette jouissance factice eût été trop violent. S'ils couchèrent ensemble, il n'y eut personne dans le lit. Après s'être longtemps trouvés sous le poids de la vie de l'autre, Horace et Juliette se découvraient étrangers. Allongés dos à dos, ils paraissaient un couple mais ne l'étaientplus. Comme c'est laid un amour à marée basse.

8

Liberté savait que sa passion non diluée, pure de toute médiocrité, exerçait une incroyable force d'attraction ; mais elle n'était pas prête à se contenter d'une petite part de bonheur, achetée sans effort. Souffrir héroïquement était pour elle plus attrayant qu'une liaison ordinaire, d'où ne jaillit aucune ivresse. Liberté préférait une seule journée parfaite - où la gravité de ses sentiments serait vécue avec légèreté, - vingt-quatre heures abouties à un quart de siècle de bonheur factice.

Sa terreur était qu'Horace, épris d'elle, l'aimât sans y mettre un peu de génie, en commettant ces fautes d'amour qui à ses yeux étaient des crimes. Laisserait-il passer une seule journée sans lui masser la plante des pieds ? Au restaurant, serait-il assez scélérat pour répondre au téléphone sous son joli nez ? Oserait-il pénétrer dans sa salle de bains lorsqu'elle fignolerait sa beauté pour lui ? Aurait-il la veulerie de tirer la chasse d'eau alors qu'elle se trouverait dans la maison ? Serait-il suffisamment goujat pour s'absenter dans la lecture d'un magazine en sa présence ? Était-il capable de lui demander de la boucler pendant la durée du journal télévisé ? Aurait-il la vulgarité de ne pas la faire rire tous les jours ? Ces interrogations la criblaient de craintes.

Depuis qu'elle se cachait derrière des lettres anonymes, Liberté avait atteint par la douleur une forme de complétude. En retrait, sous l'emprise du manque, elle réussissait à maintenir ses élans dans un perpétuel paroxysme. Pas une seule de ses journées ne s'était écoulée sans fièvre. Si le destin voulait qu'elle se contentât de cette frustration presque voluptueuse, elle y consentirait. Entre sa passion virulente pour cet homme et un bonheur de convenance, Liberté avait tranché. Son petit laps de vie - car elle ne concevait pas de voir vieillir son corps et ses sentiments - devait rester une aventure exceptionnelle.

C'est ce qu'elle expliqua sans biaiser à son père, le week-end suivant, à bord de la montgolfière qu'il s'était procurée pour voyager sans vacarme. Mélomane, Byron ne tolérait pas les désordres sonores.

Fidèle à ses principes, Lawrence avait fait fabriquer une nacelle dotée de tous les raffinements qui lui convenaient : un piano de voyage incorporé dans les boiseries de la cabine, des tonnelets de cidre que l'on servait sous pression à l'aide d'un pistolet en cuivre, une machine à applaudir actionnée grâce à une manivelle (qu'il utilisait pour saluer les bons mots de ses invités, sans s'échauffer les paumes), une boussole qui indiquait Salzbourg, la ville où Mozart fut dépucelé, etc.

Mais si Horace n'est pas libre ? objecta Lord Byron en jetant du lest.

IL est libre ! répondit sa fille en riant, alors que le ballon bondissait vers le ciel.

Tu m'as dit qu'il était marié.

Oui mais il est libre... de rester marié ou non. Et j'aime sa liberté. Que vaudrait son engagement s'il n'était pas libre de me rejeter ?

Que feras-tu s'il ne te choisit jamais ?

Je ne sais pas qui sera le plus à plaindre... C'est difficile de vivre quand on est aimé par moi, murmura Liberté.

Et s'il ne t'aime pas ?

Je préfère aimer plutôt que d'être aimée. Si c'est mon destin, je l'accepte. Il me va. Ce plaisir me va.

Cet homme a le double de ton âge...

Un peu plus... et deux enfants en bas âge. Par-dessus le marché, il est mon proviseur et mon prof de philo. Il est marié depuis neuf ans. S'il m'aimait, il perdrait probablement son boulot, sa carrière serait brisée net. Moi je serais bien sûr virée du lycée. Qu'est-ce que j'oublie d'autre ?

Ton bonheur, ma chérie.

Tu ne vas pas t'y mettre toi aussi !

Quoi ?

Avec ce sale petit mot...

Lequel ?

Le bonheur.

Liberté s'arrêta et ajouta :

Je ne veux pas me contenter d'une petite bouchée de bonheur !

Réfléchis bien, mon amour...

Penser ennuyait ses dix-huit ans ; Liberté préférait sentir. Aussi répondit-elle :

Qu'est-ce que j'y peux moi si ma vérité doit provoquer des désastres ? Si toutes les catastrophes permettaient à un amour fou de naître, alors je raffolerais des décombres ! La vie n'a pas le droit d'être décevante.

Sous eux défilait le monde ordinaire : des villages peuplés de maris penauds, d'épouses pleurnichardes, d'enfants gloutons de rêves.

L'existence ne peut pas n'être qu'un coup de foudre..., reprit le père.

Alors je ne tiens pas à vivre davantage. Une seule journée parfaite me suffirait... oui, une seule.

Mais si Horace ne veut pas de toi !

Ce sera lui ou personne d'autre.

Lord Byron resta muet.

Ils disparurent dans un nuage. Treize années de lectures venaient de s'exprimer. Une bibliothèque entière avait forgé cette âme inflexible, cette amoureuse athlétique, fille de Sophocle et de Racine. Dispensée de contrepoids intérieurs inclinant à la tempérance, Liberté n'avait pas la capacité d'être tiède. Elle aurait bien aimé puiser dans des ressources de médiocrité, se découvrir enfin apte au compromis ; mais sa nature lui refusait ce repos, la condamnait à l'inconfort d'être elle-même.