Fier de son enfant, à la fois comblé et dramatiquement inquiet, Lawrence lui demanda :
- Que comptes-tu faire ?
- Pour l'instant, être heureuse... à ma façon.
- C'est comment ta façon ?
- Je ne demande pas à l'amour de me guérir de ma solitude. Mes sentiments sont trop vifs pour dépendre de quelqu'un, même d'Horace. Le plaisir entre nous, s'il arrive, tant mieux... Mais le plaisir, ça va, ça vient, alors que mon bonheur illimité est là, pour toujours. Il est dans mon regard sur Horace, pas dans les péripéties de nos relations.
- Tu ne te sens pas seule ?
- Non, puisque rien ne peut me séparer de lui, pas même son absence.
- Mais enfin, dans ton lit le soir, toute seule, tu souffres forcément !
- Ça peut être délicieux de souffrir...
- Je t'ai élevée dans d'autres idées...
- Parce que toi, tu voudrais aimer sans souffrir ? Papa, si Horace devenait mon homme, je le léserais forcément un jour en le bornant avec mes propres désirs ; alors que là, dans l'ombre, je ne cesse de créer pour lui de l'espace, de la liberté. Je lui offre mon absence. Et puis... je suis vraiment heureuse de ce que j'ai depuis que je n'attends rien.
- Mais qu'est-ce que tu as ? Tu jouis de quoi ?
- De mon amour.
- Tu n'as pas besoin de le partager ?
- Tu sais, la plus petite déception me découragerait. La moindre dissonance avec mes rêves me ferait fuir. J'aimerais bien me contenter d'une histoire normale, apprendre à me résigner comme toutes les femmes, sagement, mais je ne sais pas. Je veux un amour considérable sinon rien.
Accablé par les chimériques attentes de liberté, le père soupira :
- Tu es vraiment heureuse, ma chérie ?
- À vrai dire... je l'étais et...
- Quoi ?
- Je supporte mal qu'Horace soit triste avec sa femme.
- Tu devrais pourtant t'en réjouir !
- J'ai besoin de son bonheur... avec ou sans moi. Tu comprends, papa, on n'a pas le droit de vivre petitement.
Byron resta un instant silencieux ; puis, flairant qu'une marée de complications se préparait à monter, il demanda :
- Mon amour... que vas-tu faire ?
Silencieuse, Liberté lâcha du lest.
9
En décachetant la dernière lettre de l'Inconnue, Juliette retint son souffle. Le petit matin était encore pris dans la nuit froide. Oppressée, elle devançait sa journée. Depuis que Juliette subissait les jugements de l'Inconnue, elle se sentait dévaluée, en sursis. À bout, elle paraissait attendre la délivrance d'une issue claire, que se révèle enfin le secret de son destin. Mais le courrier du jour, sous des dehors pacifiques, promettait un avenir inextricable.
Ma chère Juliette,
je vous sais désemparée, mésestimant vos atouts, trébuchant dans de vaines interrogations. L'inquiétude que j'ai semée en vous me désole ; celle que j'ai fait naître chez votre mari me chagrine. Je pensais votre accord plus profond, le bonheur d'Horace moins friable. Force est de constater que les failles qui existaient dans votre intimité étaient des gouffres. Mes lettres n'ont pas créé entre vous de dissonance qui n'existât déjà, vous en conviendrez. Tout au plus ont-elles précipité des prises de conscience, révélé de sous-jacentes douleurs. Tant d'inexprimé souillait votre amour, tant d'attentes inajustables le fragilisaient.
Mais je veux encore croire en votre couple, et vous aider à le restaurer. Après le désordre que j'ai causé, ou plutôt hâté, c'est bien le moins que je puisse faire. En premier lieu, je vais vous donner du temps, beaucoup de temps, si vous le désirez. L'heure est venue de tempérer vos réactions apeurées. Ne réagissez plus, agissez, je vous en supplie. Horace a besoin d'une femme qui ne doit se laisser gouverner par aucune autre. M'écouter ne saurait signifier se soumettre à mes vues. Retrouvez votre aptitude à déterminer votre conduite !
Par ailleurs, je voudrais vous voir prendre plusieurs jours de repos avec Horace, en un lieu qui n'inspire que des pensées vastes, dans un décor à la Shelley où les sentiments retrouvent leur élan naturel, où vivre n'est qu'un plaisir. Il s'agit de la demeure de mon père qui serait heureux de vous accueillir au milieu des volcans. La poésie anglaise du siècle dernier s'y ressent dans le moindre bosquet ; elle flotte dans toutes les perspectives.
Si vous souhaitez que je cesse de vous écrire, définitivement, accrochez ce soir à vingt-deux heures votre écharpe rouge à la fenêtre de votre chambre. Ce signe mettra un terme à tous mes courriers. Je me permettrai alors de vous communiquer l'adresse de la propriété où vous serez tous deux attendus, avec bienveillance, quand il vous plaira.
Ce soir, vous aurez - à vingt-deux heures, je le répète - le pouvoir de m'évacuer de votre existence. Usez de cette opportunité, si vous le souhaitez ; mais peut-être préférerez-vous que notre commerce se poursuive, s'il vous est d'un profit quelconque. Les épreuves sont parfois des remèdes. Je vous laisse seule juge et m'en remets à vous pour veiller sur notre Horace.
PS. : Naturellement, je lui adresse une copie de cette lettre. Si ma proposition de ce jour devait être la dernière, j'aurai agi jusqu'au bout dans la transparence, avec l'équité que je dois à celle qui a su, si longtemps, plaire à l'homme que j'aime.
Quand Horace rentra, le soir, Juliette lui lança :
- Elle est effrayante !
- Pourquoi ?
- Si nous acceptons une seule fois d'entrer dans son jeu, on n'en sortira jamais. C'est le doigt dans l'engrenage. Il n'est pas question d'accrocher mon écharpe ce soir !
- Pourquoi ? Nous serions débarrassés de cette fille et...
- ... et elle nous donnera l'adresse de son père, donc son nom.
- Et alors ?
- Je ne veux pas que tu saches qui elle est. C'est un piège.
- Pourquoi n'as-tu jamais envisagé qu'elle soit sincère ? Pourquoi lui prêtes-tu toujours des intentions troubles ?
- Oh ça n'a rien de trouble ! Elle veut clairement mon mari.
- Non, elle veut clairement le bonheur de ton mari.
- Bien entendu !s'exclama Juliette.
- Mais si tu continues à ne pas voir qui je suis, à ne pas entendre ce qu'elle te dit de notre amour, tu vas réussir à t'en faire une rivale, une vraie. Tu ne vois pas qu'elle nous laisse encore une chance ?
- Mais elle n'a rien à me permettre ! Aucune chance à me laisser !
- Cette fille, c'est notre dernière chance. Mais à présent il faut couper les ponts, avant que cette chance ne se transforme en piège. Elle nous le propose, faisons-le. Accroche ton écharpe ce soir.