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-Demain elle posera d'autres conditions. Tu ne comprends pas qu'elle nous manipule ? Elle a décidé de nous séparer et elle y parvient, regarde : on s'engueule !

Pas du tout, je suis calme.

Eh bien pas moi. Avoue-le que tu aimes sa façon de parler d'amour !

Oui.

Et tu voudrais que je reste calme ? Mais va la retrouver, vis avec elle et tu verras bien ce que c'est que le quotidien avec ton ange de pureté ! L'absolu au petit déjeuner, tous les jours, quand vous vous brosserez les dents ensemble, on verra bien ce qu'il deviendra !

Cherchant à éluder toute occasion d'anicroche, Horace ne répondit pas. Les incessantes saillies de Juliette l'ennuyaient. Quand vingt-deux heures sonnèrent, à la cloche de la chapelle du lycée, il se contenta de tendre à Juliette l'écharpe rouge :

Finissons-en, ma chérie.

Tout à fait d'accord... mais en ne faisant rien, plus rien.

Ils avaient atteint ce moment pénible où les mots cessent d'être des amis. En ouvrant la bouche, on laisse alors s'exprimer des traîtres, des agents doubles. Insurmontable, le langage provoque tout à coup un désaccord qui est plus sournois encore que celui des corps, une séparation de l'esprit qui ratatine les sentiments.

De l'autre côté de la cour, Liberté observait leur désarroi, entendait les éclats de leur mésentente. Jusqu'à présent, elle s'était sincèrement contentée de faire rayonner son amour sans rien attendre en retour. Agir directement lui eût paru déplacé. Et puis, Liberté était inquiète à l'idée de vivre un amour persistant, de le porter plus d'un jour au degré d'achèvement qui lui convenait. Prendre un bain de perfection, même s'il ne devait pas durer, demeurait le but de son zèle. Ses dix-huit ans la talonnaient.

Horace noua l'écharpe à l'endroit convenu ; puis Juliette la retira et sortit en claquant la porte. Incompris, il s'approcha de la fenêtre et, sans se dissimuler, fixa l'obscurité, ou plutôt celle qui, cachée dans l'ombre, avait mis tant de clarté en lui. Il savait que sa vérité était en face, de l'autre côté de la cour.

Disposé à souffrir de sa passion, étrangement calme, Horace ne supportait plus le confort d'un amour sobre, les médiocrités qu'il avait tant recherchées. Il avait soudain soif d'ébriété, d'imprudences délicieuses, d'amour léger. Au fond, songea-t-il, le mariage est la forme agréable de l'échec sentimental. Renoncer à une liaison hypnotique était au-dessus de ses forces. Toute sa nature bridée la réclamait. Comment peut-on mourir sans s'être donné en oubliant toute lucidité ? Aimer avec discernement lui parut un aveuglement.

Tous ces clichés gonflaient cet homme corseté depuis neuf ans. Ainsi va la passion ; elle donne de la superbe aux caractères flexibles, du souffle aux phtisiques et de l'altitude aux rampants. Seul devant sa fenêtre, avec son emploi à vie et ses rêves ressuscités, Horace de Tonnerre était de retour.

Juliette, elle, se savait arrivée au terme de son chemin conjugal. Dévorée par un sentiment cruel d'injustice, elle se trouvait soudain niaise d'incarner des lieux communs, des attentes pondérées ; et ce sentiment l'accablait. Mais à qui pouvait-elle confier son rêve d'une famille apaisée, de soirées pleines de sécurité, de repas sereins ? Quoi, n'y avait-il que du ridicule dans ses aspirations ? Était-on nécessairement ennuyeuse, dérisoire, d'aimer la quiétude, la ferveur sans éclats ? La petite musique du bonheur ne valait-elle pas toutes les walkyries ? Après tout, n'était-ce pas une autre prison que de s'enfermer dans une quête d'éruptions continues ?

Incomprise, niée dans ce qu'elle avait de plus beau, de plus tendre, Juliette pleura toute la nuit. Qu'y a-t-il de plus sévère que d'avoir honte de sa sincérité ?

10

Horace lut le courrier du jour en jouant nerveusement avec son alliance qui le grattait. Qui a dit que l'allergie est un langage codé, un morse, un prurit de l'angoisse ?

L'Inconnue parlait d'amour comme on tire à bout portant :

Horace,

je vais être dure.

Longtemps je vous ai confié à votre femme ; car je vous supposais heureux. Vous aviez l'air amoureux jusqu'à oublier tout le reste. Votre vie semblait ne retrouver son souffle que lorsque vous étiez l'un à l'autre. Cette illusion m'a quittée. Si vous aimez encore votre femme, convenez que vous n'aimez plus son amour. Votre tendresse pour Juliette, que je sais réelle, ne touche plus les zones profondes de votre âme, là où se forme votre vérité. Ses songes de sous-préfecture ne vous font plus rêver. Ses tristesses alanguies ne vous attristent guère. Ses envies bornées, si contraires aux vôtres, vous laissent écouter les miennes. Juliette partage votre existence en oubliant d'être à vous ; elle se donne sans se livrer. Son besoin de possession lui tient lieu de passion, sa jalousie de sentiment. Elle croit en l'icône de votre mariage plus qu'en vous et se moque bien de votre contentement. Tout vous désaccorde ; vos élans ne sont plus communs que par hasard.

Si cette femme avait su vous offrir l'amour effréné que mérite votre nature, je me serais tenue dans un perpétuel retrait. Mais je n'accepte pas votre incomplétude, la tristesse de votre commerce ; la vie n'a pas le droit de vous décevoir. Malgré vos affectations bourgeoises, je vous ai percé. Vous souffrez de ce qui me blesse : tout accommodement vous écœure, toute résignation vous indigne. Comme vous, je refuse que l'on puisse aimer sans exulter. Est-il sage de ne pas être déraisonnable, prudent d'exiger si peu de l'existence ? Est-il tolérable de piétiner quand nous pourrions danser ? Horace, nous sommes faits pour vivre un chef-d'œuvre, non cette pantomime à laquelle vous vous livrez dans les beaux quartiers de Clermont.

Vous le savez comme moi, ces mots promettent plus de chemins escarpés que de distractions. Il entre dans ce rêve une exigence exténuante, un esprit de guerre totale contre les engourdissements. L'opium des compromis n'est pas ma drogue.

Mais, comme le chante Bizet, si je t'aime prends garde à toi. Tu as encore la possibilité de prolonger le bonheur fictif de ton mariage. Tu peux continuer de négliger ton besoin d'émotions pures. Tu restes libre de te faire croire que cette défaite ne te conduira pas vers d'autres lâchetés ; car en maltraitant l'amour c'est bien le cœur de ton être que tu gâtes, au risque de pourrir tout le reste. Tu conserves le choix d'esquiver ta nature et de te vautrer dans les conforts étroits de la renonciation.

Si tu venais vers moi, aucune des complaisances que tu as eues envers toi-même ne pourrait se prolonger. Ton goût pour la grandeur, pour la gaieté, si contrarié par Juliette, si mutilé par la vie en demi-teinte qu'elle t'a faite, ne saurait demeurer en jachère. Je t'empêcherai d'être ordinaire, avec une constance dont tu n'as pas idée. Avec toi je veux un chef-d'œuvre, une journée au paradis, sinon rien.

Effrayé d'être si bien compris, Horace posa la lettre. Il sut alors que l'Inconnue ne lui faciliterait pas la tâche en lui révélant son nom ; elle entendait être découverte, délivrée de son anonymat. Mais que voulait-elle dire par une journée au paradis ? Horace ignorait encore qu'il y a des bonheurs insoutenables. À force de réviser la vie, de vouloir en abolir toute petitesse, Liberté avait oublié de troquer son idéal contre quelques rondeurs. Son programme restait anguleux.

En repliant la lettre, Horace retira son alliance qui le démangeait.