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Le chef-d'œuvre d'une femme... Aux yeux de Liberté, cela ne pouvait être qu'un amour porté à son comble ; il n'y avait que dans ce souffle, par ce fanatisme, qu'elle pensait échapper à la déception de se reposer dans une existence où elle séchait. Les jouissances mitigées la révulsaient. Ah, briser la vitre qui la séparait des plaisirs entiers ! Des emportements sans frein ! En finir avec l'ignominieuse prudence ! Se laisser séduire par l'immédiat, méridionaliser chaque seconde ! Pour la fille de Lord Byron, échouer ne signifiait pas rater un homme, rompre ou être quittée ; sa seule vraie défaite eût été de perdre sa passion. Si elle devait se perdre dans sa passion, sa chute resterait une victoire.
Liberté ne souhaitait pas connaître les dérèglements d'une liaison pleine de tintamarre, mais qu'il y eût toujours entre elle et son homme, même dans les actes les plus ténus, une intention d'amour exorbitante, des gestes qui les connaîtraient par cœur. Tatillonne, elle entendait que leur moindre coup d'œil exprime du désir furieux ou de la connivence, que la joie d'être une amante éclabousse toutes ses initiatives. À cet effet, il ne lui paraissait pas nécessaire de bricoler des surprises à se pâmer. Tout acte, même à deux sous, lui semblait une opportunité d'aimer, de déclarer une guerre intégrale aux insuffisances de la vie.
Souvent, elle accomplissait une tâche en se demandant comment elle aurait pu loger dans son attitude une pensée d'amoureuse, ce quelque chose d'excessif qui permet de quitter le raisonnable. Actionner la chasse d'eau, par exemple, la plongeait dans une malaria de questionnements. Fallait-il la tirer, au risque d'avertir qu'elle venait de se soulager ? Ou devait-elle s'abstenir, et s'exposer au désagrément qu'il trouvât son urine fermentée au fond de la cuvette ? Était-il plus délicat de recouvrir la flaque jaune d'une épaisse couche de papier toilette ?
Faire une crotte, même menue, aggravait considérablement ces interrogations ; car il lui semblait inconcevable de se laisser regarder comme une créature trop terrestre. Sa bestialité ne devait se révéler que lors de circonstances bien particulières, pour attiser certains élans. Dans sa folie, Liberté était capable de se retenir de déféquer une semaine entière afin de paraître aux yeux de son amant totalement propre, exempte de vie intestinale, intouchée par les salissures que produisent les corps des maîtresses courantes.
Un autre point l'inquiétait tout autant : le fait d'être vue chaque matin dans le torrent amidonné de ses draps encore tièdes, échevelée, avant d'avoir pu retoucher son apparence. Liberté s'entraînait depuis des années pour se réveiller à l'heure souhaitée, dans l'espoir d'être capable, plus tard, de se lever un quart d'heure avant son homme, sans l'aide d'un réveil. Ces quinze minutes lui laisseraient le temps de rectifier sur son visage et dans sa chevelure les désordres du sommeil. Liberté n'acceptait pas l'idée de se montrer à son amant en deçà de sa beauté. Toute femme qui s'y résignait lui semblait scandaleuse, traître à sa passion, voire immorale.
Poursuivie par son exigence, Liberté s'habituait depuis l'enfance à ne pas avoir d'habitudes. Elle s'était toujours interdit de manger les mêmes aliments à chaque repas. Toute répétition d'un plaisir lui paraissait l'école de la facilité, donc du désamour. Chaque matin, Liberté ignorait quelle boisson elle prendrait pour le petit déjeuner. Céder à un geste automatique, ne fût-ce qu'une petite fois, l'inquiétait au plus haut degré. Elle espérait ainsi plier tout son être à une discipline bien raide qui la rendrait apte à rencontrer l'inouï, l'insoupçonné.
Le chef-d'œuvre de Mademoiselle Liberté... Son rêve despotique était modeste : connaître une journée parfaite avec Horace, une seule. Elle n'ambitionnait pas de couler une existence entière auprès de cet homme. Pourquoi se consumer à la pépère quand on a le goût des incendies ? Vivre un chef-d'œuvre qui durerait vingt-quatre heures lui paraissait inespéré.
Elle avait donc formé le projet de recommencer avec lui cette simple journée, pendant des années s'il le fallait. Son intention était de rectifier à chaque reprise les moindres négligences, de peaufiner jusqu'au délire un morceau de quotidien. Liberté croyait que la folie ne réside pas dans les grandes initiatives mais dans la démesure que l'on met dans les petites choses. Radicale, elle s'apprêtait à corriger sans fin la plus extrême des journées entre un homme et une femme ; sans fin, car elle n'était pas bien sûre que la perfection fût jamais atteinte.
Être heureux ou choisir de l'être... la fille de Lord Byron avait opté pour les chemins de la volonté. Mais est-il possible de vivre en achevant un sentiment ?
II
chef-d'œuvre
1
Décharmée de tout, Juliette voyait s'écouler autour d'elle une vie migraineuse ; elle s'y sentait sans vocation, en surnombre. Inapte au bonheur complet, Juliette se découvrait entière dans le chagrin. Elle s'y noyait même en essayant tous les désespoirs. Avide de concerts, elle réclamait parfois à la musique de Rachmaninov ou à celle de Schumann un supplément de malheur. Téléphonait-elle à une amie ? C'était pour partager ses jérémiades avec une épouse hors d'usage, si possible humiliée, grande cliente comme elle des fabriques de kleenex. Experte en déchéances, gloutonne de chagrins, on la voyait en vedette à tous les enterrements.
Horace, lui, naviguait dans les régions de l'absolu désœuvrement affectif. Il ignorait chez qui déposer sa solitude, où placer son amour inemployé. Un vide affreux occupait son cœur. Il s'épuisait à chercher l'indice qui donnerait un visage à ses sentiments. En attendant, les tracasseries de son métier remplissaient le creux de son quotidien. Il consumait ses jours en réprimandes, en conseils de classe auxquels il faisait mine d'assister, en s'efforçant d'être transparent. Épris d'une femme irréelle, Horace existait à peine. Seul son manque d'elle le faisait encore vivre sa vie.
Parfois, il tentait de s'oublier devant la télé, en regardant des acteurs tricolores en noir et blanc ou des stars américaines qui exhibaient leurs fesses en version originale ; ou bien il réclamait à une partition de piano d'autres émotions que les siennes. Quittant sa tête bourdonnante, il se réfugiait alors dans ses mains. Les Variations Goldbergde Bach lui procuraient depuis quelques semaines une ébriété qui trompait son attente. Déconcentré devant son clavier, Horace en saccageait les beautés avec persévérance. Vide de toute musique intérieure, il ne trouvait plus aucune harmonie. De l'autre côté de la cour, les pensionnaires fermaient leurs fenêtres pour ne plus subir ces Variationsoffensées.
Les journées d'Horace et de Juliette étaient donc une somme de hasards qui méritaient à peine d'exister, de paroles absentes, d'attitudes indexées sur leur morosité. Ils ne recevaient de la vie aucun influx réel. Leur mariage ne cherchait aucun supplément d'avenir, pas le moindre rabiot de bonheur. Démentir leur union par des altercations ne leur venait même pas à l'esprit.
Soigner leurs désaccords non plus. Économes, ils choyaient leur désamour par du silence. Chut ! La fin d'un couple ressemble parfois plus à l'envers de la passion qu'à son opposé.
Afin d'éviter le face-à-face du week-end, Juliette décida de passer les samedis chez sa mère, une garce détériorée par le fiel accumulé au fil de ses mariages qui, tous, avaient ressemblé à des duels. Russe, refusant très tôt que sa beauté fût nationalisée avec ses dessous et son rouge à lèvres, elle n'avait cessé d'exporter son sourire à travers l'Europe. En amour, les hommes n'ont jamais craché sur la main-d'œuvre d'importation. Le cerveau de cette Cosaque retirée à présent dans l'obésité et la médisance était un cagibi où fermentaient mille défauts. Sous l'empâtement, l'âpre Tartare demeurait alerte. Dès que du numéraire passait à sa portée, ses menottes potelées se refermaient dessus, avec un réflexe d'huître.