Cette échappée chez la garce présentait certes le risque de laisser la place à sa rivale ; mais Juliette avait besoin de hâter la crise qui tardait à se dénouer. Et puis, pour mordre dans le repos, même une petite bouchée, rien de tel que de récupérer son lit individuel et son cubage d'air.
Afin d'aider Horace, Juliette avait prié Liberté de la remplacer auprès de Caroline et Achille, du samedi matin au dimanche matin. Pas une seconde elle n'avait imaginé que l'Inconnue pût être cette jeune fille pleine de réserve, férue de politesse. S'absenter une nuit du lit conjugal lui était un réconfort. Juliette préférait les méchancetés recuites de sa mère au mutisme courtois de son mari.
Horace ne savait pas qu'il était sur le point de basculer dans des journées sans limites, tramées par une sensuelle immodérée. Les chimères de Liberté voulaient devenir des faits. Née pour les vertiges, incapable de refroidir plus longtemps son sang, elle entendait verser de l'alcool fort dans chaque instant, foncer au kérosène dans un destin superlatif. Désinfecter sa vie de toute médiocrité ! Pour elle, tout était possible. Aucun frein moral ou financier ne bornerait ses élans. Liberté était interdite de paix tant que sa volonté ne lui offrirait pas une journée inespérée ; le temps que leurs deux âmes se versent entièrement l'une dans l'autre. Vingt-quatre heures, c'était pour elle l'infini.
2
Le samedi matin, Horace ouvrit à Liberté. Aussitôt, elle retira son duffle-coat rouge sang. Il l'avait jusqu'à présent rencontrée dans l'agitation de sa classe ; il la retrouvait dans la quiétude sépulcrale de son appartement. Elle entra comme une lumière vive éclairant un tableau funèbre, s'avança svelte et légère au milieu de meubles pesants. Devant les fenêtres pendaient des rideaux fusillés par le soleil. Des meubles exténués - choisis par lui - gisaient dans le salon. Sur les murs mouraient les couleurs de papiers peints sans jeunesse. Cette baraque, c'était une succursale du Père-Lachaise, une extension du purgatoire.
Dieu que Liberté tranchait avec ce caveau de fonction ! Il paraissait sur sa physionomie tout l'éclat qui va avec la certitude d'être amoureuse. Un maintien plein d'élan, une gaieté droite. Liberté était disposée à aimer légèrement, à empoigner le bonheur. La grâce, parfois, n'est pas une séduisante tromperie ; lorsqu'elle jaillit d'une jouisseuse qui ne cherche pas à plaire, elle trahit la vérité d'une âme. Rien ne l'avait encore gauchie. Son regard, empreint de mystères qu'elle-même ne connaissait pas, était brutal comme le danger.
Un détail retint l'attention d'Horace : elle marchait nu-pieds.
- C'est moi..., chuchota-t-elle, en contenant sa bonne humeur.
- Ah oui, bonjour, fit Horace.
- Non, c'est moi.
- Quoi vous ? reprit-il.
- Les lettres, c'est moi.
- Ah... que voulez-vous ?
- Un chef-d'œuvre, sinon rien.
Un gouffre de silence s'ouvrit entre eux. Tout dans les yeux violents de Liberté disait que l'amour était pour elle la sérieuse occupation de sa vie, la direction dominante de sa nature, une urgence ; elle avait fait son stage de chasteté, son temps de rêveries. Horace sentit bien son empressement à aimer, sans saisir que ce n'était pas tant l'impatience des sens qui la talonnait que l'espérance de rencontrer bientôt la perfection. Aussi resta-t-il médusé quand elle ajouta, à voix basse :
- Nos aveux me déçoivent. Je vous propose donc de refaire notre rencontre jusqu'à ce qu'elle soit prodigieuse.
Devant sa stupeur, Liberté se mit à détailler sa sincérité :
- Je ne peux pas me contenter d'une histoire perfectible... Je voudrais bien, mais je ne peux pas... En amour, ceux qui trouvent agréables les moments inférieurs au meilleur dont ils sont capables me paraissent perdus pour le meilleur. Vous me comprenez ?
Liberté sortit avec son manteau, tournant le dos aux compromis dont s'accommode le tout-venant des amants. Il n'était pas question pour elle de tolérer des débuts en deçà de ce qu'ils pouvaient atteindre. Dès les aveux, leurs échanges n'avaient pas le droit de patiner, de subir l'outrage de la normalité. Mademoiselle Liberté ne savait pas aimer sur le pouce, accepter les petites griseries qui font l'ordinaire des maîtresses de rencontre.
Désorienté, habitué à se satisfaire de sentiments bâtards, Horace resta seul dans le hall. Alors, soudain, l'exigence radicale de cette jeune femme ralluma son tempérament, lui fit quitter la tranquillité bovine qu'il avait recherchée dans son mariage. Il comprit avec émotion que Liberté le priait de trouver sa grandeur, de défricher de suite ces terres intérieures qu'il avait si longtemps négligées. C'est beau une femme qui vous interdit d'être médiocre, qui vous désavilit en vous rappelant qui vous êtes.
On sonna à la porte ; Horace ouvrit.
À son grand étonnement, Liberté était déjà là, toujours vêtue de son duffle-coat rouge et nu-pieds. Inquiète, elle attendait tout de l'instant à venir qui, peut-être, crépiterait de trouvailles enfin dignes de leur expectative.
- Je suis en retard..., fit-elle en retirant son joli manteau.
- Vous revenez déjà ?
- En me levant, j'étais impatiente, sans savoir pourquoi. À présent je le sais..., murmura-t-elle, en le fixant avec gourmandise.
- Pourquoi ?
- Vous me donnez envie d'être vraie...
- Vous aussi.
- Promenez-moi une chose.
- Oui, répondit-il.
- Si un jour vous tombez amoureux de moi, je vous demande de ne jamais me le dire. Jamais.
Ému par cette fille qui, en une phrase, les emmenait à la lisière de la passion, Horace fit un pas vers elle. Déjà, ils étaient au bord de la tendresse, en chemin vers un baiser. Liberté recula nettement et, avec dépit, lâcha :
- Non, ça ne va pas...
- Quoi ?
- Notre dialogue, ce qu'on vient de dire. Vous trouvez ça suffisant pour commencer un amour parfait ? Je me suis trompée... La sincérité trop rapide, c'est déplacé. Il aurait fallu un peu plus de mystère, davantage de sous-entendus. Vous ne pensez pas ?
- Qu'est-ce que vous cherchez ?
- Un chef-d'œuvre... sinon rien.
- Puis-je vous poser une question ?
- Oui.
- Pourquoi êtes-vous nu-pieds ?
- Par plaisir. Je fais toujours ce qui me fait plaisir...
Sur ces mots, elle sortit de l'appartement en remettant son manteau. Quand reviendrait-elle ? songea-t-il aussitôt. L'absence de Liberté était déjà un événement, presque un manque. Mais que pouvait-elle entendre par un chef-d'œuvre ? À quelle perfection inédite faisait-elle allusion ?
Derechef, Liberté sonna.
Rompant toute réflexion, hâtif dans son envie de la revoir, Horace ouvrit.
- Bonjour, fit-elle en baissant les yeux.
- Bonjour Liberté..., souffla Horace.