Puis, se reprenant, il s'entendit dire de sa voix de proviseur :
- Ma femme vous a laissé un mot dans la cuisine. Je crois qu'elle souhaiterait que vous emmeniez les enfants au bord du lac, pour la journée...
- Bien..., répondit-elle, le regard obstinément vissé sur le sol.
- Vous souhaitez que je vous conduise là-bas ?
- Non... merci.
- Je crois qu'elle désire également que vous jetiez les fleurs fanées, les roses blanches.
- Bien Monsieur.
Les yeux de Liberté évitaient toujours de le rencontrer.
Gêné de s'adresser à un profil ou à un front, Horace l'arrêta :
- Pourquoi regardez-vous ailleurs ou vos pieds lorsque je vous parle ?
- Quand j'évite votre visage, je contrôle mieux mon désir.
- Ah...,fit-il en s'efforçant de diminuer sa gêne.
- Ça ne vous dérange pas ?
- Non... non.
- Je pourrais avoir un verre d'eau ?
- Oui, bien sûr.
Il la conduisit dans la cuisine et lui servit un verre d'eau minérale qu'elle assécha aussitôt. Les yeux collés au carrelage, Liberté murmura alors avec une timidité mêlée d'audace :
- Lorsque je suis troublée, ça me donne soif...
Tendant brusquement le verre vide, Liberté ajouta :
- Je peux en avoir un autre ?
Tremblant, Horace lui versa un second verre sans oser répondre ; elle le but aussitôt en fichant sa paire d'yeux dans les siens. Boxé par ce regard expéditif que tous subissaient, il resta groggy. Elle aussi fut remuée de l'avoir atteint.
Tout était avoué. Liberté se ressaisit et lança avec tristesse :
- Je suis déçue... les grands aveux doivent être simultanés. Et vous avez été moins inventif que moi pour dire les choses sans les formuler. Pourquoi ne faites-vous pas un effort ?
- Je suis un peu dérouté par la répétition... Habituellement, les choses ne sont dites qu'une fois.
- Habituellement..., reprit Liberté avec tristesse.
Puis elle poursuivit :
- Je voudrais que chacune de nos rencontres soit une autre première fois. Quand on est rempli de passé, on est sale. Alors, je sais, répéter cette scène peut vous paraître étrange, fastidieux même, mais on ne va tout de même pas se satisfaire d'un brouillon de rencontre !
- Non, bien sûr...
- La vie n'a pas le droit d'être en dessous de ce qu'elle devrait être. Vous ne trouvez pas ?
- Je me sens prêt, dit-il avec résolution.
- À quoi ?
- Voulez-vous qu'on se re-rencontre encore une fois ?
- Si ça ne vous dérange pas... C'est en corrigeant une scène, au fil des prises, qu'un acteur l'améliore... Peut-être qu'aimer vraiment c'est ça, répéter des émotions jusqu'à ce qu'elles soient enfin sublimes et spontanées. Comme au piano, il ne faut pas sentir le travail...
Liberté s'arrêta et, furtive, ajouta à voix basse :
- J'ai envie de vous aimer sans effort.
Sur ces mots, elle sortit.
À nouveau, Liberté sonna, heureuse de savoir que cet homme la rejoignait d'instinct dans son ambition. Certes, elle le devinait dérouté ; mais ils s'aimaient du même amour, pas miniature, non, une fanfare d'appétits légers à vivre, rien à voir avec la corvée sentimentale que se tassent la plupart des époux.
Horace hésita un instant à ouvrir. Comment pouvait-il se montrer à la hauteur d'une attente pareille, se dandiner tout à coup dans le sublime, lui, si amoindri par des années de somnolence ? Traversé par une idée folle, il se précipita sur sa chaîne stéréo. La voix flexible de la Callas chantant Verdi inonda les lieux, fit trembler d'émotion les êtres et les choses. Le volume était si fort qu'ils seraient contraints de vociférer leurs aveux.
Horace ouvrit enfin la porte. Liberté pénétra dans la musique, affronta cette tempête de notes, toujours pieds nus et vêtue de son duffle-coat rouge.
- Bonjour ! cria-t-il.
- Quoi ?
- Je vous attendais !
- Moi aussi ! répondit-elle en forçant la voix et en ôtant son manteau.
Attirés par le raffut que produisait l'organe de la Callas, les enfants surgirent en pyjama, à l'autre bout du hall. Mais ni Horace ni Liberté ne s'en aperçurent, occupés qu'ils étaient par le perfectionnement de leur déclaration.
- Je vous attendais depuis un quart d'heure ! poursuivit Horace, à tue-tête.
- Moi depuis longtemps !
- Pardon ?
Pour mieux se faire entendre, Liberté approcha ses lèvres d'une oreille d'Horace et hurla :
- Depuis toujours !
Sa voix, lâchée dans un silence inattendu, parut alors un beuglement qui fit sursauter Horace. Achille venait de couper le son. Caroline, sa sœur, demanda en serrant fort son doudou :
- Pourquoi vous criez ?
- On joue ma chérie ! répliqua Horace, en tentant un rétablissement.
- Tu joues avec Liberté ? fit Achille étonné.
- Oui,répondit-elle, les grands aiment bien jouer ensemble...
- On peut jouer avec vous ? hasarda la petite Caroline.
Déséquilibré, Horace hésita un instant, et répondit :
- Bien sûr...
- C'est quoi votre jeu ? s'enquit Achille.
- On joue aux hurlements ! lança Liberté en souriant.
Et elle cria très très fort :
- Allez ! Tous au bain !
Les enfants s'égaillèrent en riant vers leurs chambres.
Puis elle susurra avec froideur à Horace :
- Un chef-d'œuvre, sinon rien. Alors ce sera... rien.
Inaccessible, soudain très fermée, Liberté s'éloigna en lui marquant un parfait désintérêt, lui chipotant le moindre regard, comme si Horace avait été soudain rétrogradé dans son estime. Volontaire, elle préférait s'en tenir à une attitude distante tant qu'ils ne sauraient pas inaugurer leur amour par des aveux étincelants.
- Liberté..., lâcha l'obstiné.
Elle ne s'arrêta pas. Horace insista :
- Liberté, laissez-nous encore une chance... Sortez et resonnez.
Elle se retourna, sentit que quelque chose d'inespéré pouvait se produire et évacua l'appartement sans rien dire.
Horace entrouvrit la porte et alla s'asseoir devant son piano.
Elle sonna.
- Entrez !lança-t-il. La porte est ouverte !
Lâchant ses mains sur le clavier, Horace entama l'aria qui introduit les Variations Goldberg. Les mesures qui la composent, si malmenées, voire asphyxiées, au cours des semaines précédentes, trouvèrent alors leur respiration et leur plénitude à mesure que Liberté s'approcha de lui. Un autre son se fit entendre, délié, délicieusement libre, spacieux, impeccable. La seule présence de cette femme remettait dans la vie d'Horace assez d'harmonie pour qu'il sût naviguer avec légèreté et souplesse dans cette partition rigide. Au fil des variations méthodiques - qui augmentent graduellement l'écart entre les voix, comme dans un canon, - il trouvait en regardant Liberté une joie montante qui donnait du toupet à son exécution. Le thème s'élançait, surmontait l'effort, s'en affranchissait. L'amour, comme la musique, avait cessé d'être un labeur.