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Liberté le sentit bien, elle qui avait subi pendant des semaines les répétitions d'Horace, sorte d'hémorragie du bon goût. Elle perçut nettement toute l'énergie que suscitait en lui le simple fait de poser les yeux sur elle. Par la grâce de Bach leur rencontre muette atteignait enfin au chef-d'œuvre. La passion se disait en notes. Et quelles partitions !

À la fin de la Variation 15, Liberté lui sourit, pour lui signifier qu'elle trouvait une part de ciel dans cet instant mélodieux, tout d'intimité recueillie, murmuré en solmineur. Horace comprit que la scène de leurs aveux n'était plus à rectifier et se surpassa dans la Variation 16 qui a la vitalité triomphante d'une ouverture à la française. Écrit en solmajeur, son chemin mélodique criait leur accord, le soulignait avec éclat.

Sans ajouter de commentaire, Liberté partit se livrer avec les enfants à des jeux sonores dans la salle de bains. Provisoirement heureuse, elle disparut. Jouant toujours Bach, Horace laissa une félicité solaire se former en lui. Puis, quand il eut terminé, Liberté réapparut avec les enfants enrobés de serviettes, auréolés de bonne humeur. Elle avait dans les bras des roses blanches fanées qu'elle avait dû dénicher dans la poubelle de la cuisine.

Je peux les récupérer ?

Oui, bien sûr..., balbutia Horace, en entamant la réexposition finale de l'aria qui clôt les Variations.

Alors, sans crier gare, dans la nuée de notes de Bach, Liberté secoua les fleurs au-dessus des enfants, créa pour eux un merveilleux désordre de pétales, une neige végétale qui se répandit dans tout le salon. La maniaquerie de Juliette, si vétilleuse sur l'agencement de ses meubles cirés, en eût souffert si elle avait assisté à ce spectacle. Ce qui devait être jeté aux ordures devint une féerie, un instant plein de rires et de poésie. Ce spectacle simple annula toute retenue chez Horace, lui donna envie de se grouiller d'être heureux, définitivement. Les enfants ramassaient les fragments de roses, les jetaient en l'air et tourbillonnaient dans ce nuage de pétales blancs. Le moment était presque parfait, trop fugace sans doute pour l'être entièrement ; mais Horace en ressortit convaincu qu'un accord illimité, immédiat, était possible avec cette jeune femme.

Alors, machinalement, il commit une faute, un geste rituel et tragique qui disait que son cœur ne savait pas encore s'élever à une altitude suffisante : il prit la télécommande et alluma la télévision pour ne pas rater les titres du journal. Le week-end, Horace avait l'habitude de s'avachir devant ce plaisir.

La gaieté vibrante, aérienne, de Liberté s'arrêta aussitôt. Le charme se rompit. Lui, dont les rêves étaient pourtant proches des siens, était donc capable de crimes contre l'intimité, de ces écarts vulgaires qui flétrissent tout. Son esprit venait de s'élancer avec une telle joie vers lui qu'elle en resta immobile, tétanisée d'horreur.

Horace croisa le regard glacial de Liberté, y lut son affliction, comprit aussitôt la gravité de son forfait et éteignit la télévision. Mais il était trop tard. Révulsée, obstinément muette, elle habilla les enfants au plus vite et disparut avec eux jusqu'au soir.

Horace demeura seul toute la journée. Le piano ne lui fut d'aucun secours. Toute harmonie l'avait quitté, à l'instant même où Liberté s'était éclipsée. Il tenta bien d'émouvoir une partition, de faire chanter une sonate, en vain. Horace ne parvenait qu'à infliger une correction aux morceaux qu'il déchiffrait. Alors il songea que cette fille était comme les chefs d'orchestre dont la seule présence permet aux grands ensembles d'exceller. Ces mages équipés d'une baguette agissent par télépathie ; leur ambition rend l'air conducteur de leurs envies. Liberté possédait un talent analogue. Il eut alors la certitude qu'elle était de ces femmes douées pour mettre en musique l'âme d'un homme. Sans elle, il resterait une cacophonie. Triste de l'avoir blessée, Horace partit se promener.

Quand il revint, vers sept heures, tout était changé dans l'appartement. En déplaçant chaque meuble, chaque objet, Liberté avait réinventé son salon, enveloppé d'immobilité depuis des années. Le passé éteint d'Horace se trouvait revivifié, lustré par un regard brillant. Rien n'avait été ajouté ni retranché, comme si elle avait souhaité lui signifier qu'il suffisait de changer de point de vue sur les choses pour les réenchanter.

Mademoiselle Liberté était ainsi ; elle parlait sans mots, criait en silence son goût pour le plaisir. Un air de fête planait sur les vieux meubles. Horace se sentait à la fois chez lui et chez elle, dans un chez-eux improvisé.

Rassurez-vous, lui lança Liberté, tout sera remis en place pour le retour de votre femme.

Tandis qu'elle servait le dîner des enfants, Horace l'observa, nerveux, tenaillé par un affreux sentiment d'insécurité. Il craignait à tout instant de commettre un acte criminel, une erreur susceptible de la mettre en fuite. Le journal Le Monde avait été livré, mais il n'osait le parcourir. Allumer la télévision, naturellement, était proscrit. Aurait-il la vulgarité de se rendre aux toilettes en cas de besoin ? Non, la continence n'était pas négociable. Se remettre au piano eût également été une faute irréparable ; la répétition d'un plaisir, même grisant, n'est-elle pas le début de la dégringolade ? On ne le dira jamais assez : tout idéal est une tyrannie.

Alors Horace saisit un crayon, du papier et essaya de capter l'éclat de Liberté dans un croquis coloré. Il étudia l'énigme de sa beauté, recopia ses traits. Qui n'a pas dessiné la femme qu'il prétend aimer ne l'a pas vraiment regardée ; et qui ne l'a pas scrutée ne sait pas traduire l'éloquence muette de sa physionomie, ce que chuchotent ses airs. Liberté avait des yeux de comète, fous de pureté, jamais silencieux. Un nez bref, rigide, à faire carrière dans un destin volontaire. Des cheveux toujours en mouvement ; un brasier impossible à éteindre avec une brosse.

Plus il la dessinait, plus l'amour qui entrait dans son cœur rejoignait celui qui y était déjà. On n'est jamais trop plein de tendresse. Il n'y a que la haine pour déborder de nous. Le pastel à la main, Horace se remplissait d'une marée d'émotions, tanguait de plaisir. Un instant avant, il était encore un vaisseau sans fret ; à présent il se sentait lourd de désirs. Sur le Canson dégorgeait son admiration.

Quand les enfants furent prêts à se coucher, Liberté murmura à Horace :

Je ne ressortirai de leur chambre que si vous êtes prêt à me faire vivre un chef-d'œuvre ce soir. Ne frappez qu'à cette condition. Sinon... bonne nuit.

Achille et Caroline embrassèrent leur père et se retirèrent avec elle. Horace resta seul, avec le croquis. Perfectionniste, Mademoiselle Liberté n'était pas disposée à passer une seule soirée bâclée avec l'homme dont elle raffolait. Chaque instant devait être un apprivoisement de l'autre, une manière d'inviter l'amour, de le laisser venir à son rythme. Mais qu'entendait Liberté par un chef-d'œuvre ?

Souhaitait-elle qu'il la frustrât de façon à lui donner davantage envie d'être culbutée ? Créer le manque, le cultiver jusqu'au délire plutôt que de le satisfaire, c'est peut-être ça aimer correctement l'amour. Désirait-elle jouir de la griserie d'être comprise sans qu'elle eût à détailler ses états d'âme ? Rêvait-elle d'être La Maîtresse qui le comblerait dans ses aspirations les moins avouables ? Devait-il l'inquiéter à tout instant ou la rassurer ? Espérait-elle qu'il l'entraînerait dans des affres qu'elle ne connaissait pas ? Attendait-elle d'être conduite vers des instants exceptionnels de vérité, vibrants à en chialer ? Voulait-elle tout simplement qu'il lui proposât sa propre définition d'un chef-d'œuvre ?