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Cette dernière interrogation fixa sa pensée mobile.

À défaut de connaître les désirs de Liberté, il pouvait éclaircir les siens. De prime abord, Horace dut convenir que ses attentes amoureuses n'étaient ni tenaces ni très abondantes. Toujours il s'en était remis aux femmes pour dessiner les contours de ses propres envies. S'arrêter sur ses appétits l'intéressait moins que de satisfaire sa moitié. Il n'y avait là aucune générosité, mais plutôt l'effet d'une conviction étrange : Horace se croyait responsable de la complétude des femmes. Telle était la mission qu'il s'assignait, l'obsession que les Tonnerre écoutaient dans leur sang depuis plusieurs générations. Ce souci persistant, prisonnier des séquences de son ADN, occupait toute son énergie, au détriment de ses besoins privés. Il fallait qu'une fille le contraignît à se questionner pour qu'il le fît.

Que pouvait bien être un chef-d'œuvre amoureux aux yeux d'Horace ? Aussitôt, il s'effraya de s'être ainsi négligé ; attitude absurde, puisque au final il envoyait son mariage à la casse et fracassait Juliette, faute de s'être respecté plus tôt.

Trop longtemps en veilleuse, Horace devait s'illuminer lui-même. Mais de quoi rêvait-il exactement ? Quels étaient les songes qui hantaient ses archives familiales ?

Une idée fixe lui tomba dans l'imagination : être tous les matins apte à regarder la même femme d'un œil surpris. Horace savait qu'avant de se lasser d'un amour, c'était toujours de son rôle d'amant dont il se fatiguait. Ses propres déficiences, les conflits répétés dans lesquels il s'entortillait le désespéraient. Allergique à toute répétition, obnubilé par le désir de rebondir toujours sur du neuf, Horace se désaimait plus vite qu'il ne désaimait. À défaut de se quitter lui-même, il se résignait alors à rompre. S'attacher à changer de point de vue sur une liaison était moins une façon de renouveler sa passion qu'une manière de se désennuyer de lui-même.

Mais quel jeu symétrique allait-il proposer à Liberté pour que, dès le premier soir, elle comprît que leurs espoirs étaient assortis ? À présent, c'était sa tournée. Il avait depuis des lustres quitté sa joie de vivre ; à moins que ce ne fût la joie qui l'eût quitté. Il n'y avait pas d'erreur de perspective : le bonheur, le vrai, c'était Liberté !

3

Achille et Caroline avaient déjà chuté dans le fond du sommeil quand Liberté aperçut une feuille, glissée par Horace sous la porte. Pressée de tirer de la vie mieux qu'une honnête mesure, elle s'en saisit et lut :

J'invite votre ombre à venir souper avec la mienne. Laissons nos vérités cachées, notre part d'ombre, faire connaissance.

Que pouvait bien signifier cette proposition qui montrait qu'Horace, orienté vers les mêmes attentes, entrait au galop dans ses désirs ? Naturellement, le mystère que recelaient ces lignes taquina son impatience. Elle se savait manipulée ; mais, ravie de l'être, Liberté accepta l'offre. Inviter l'amour de manière romanesque flattait ses goûts polis par quinze années de lecture. Mademoiselle Liberté était bien fille de la bibliothèque de Lord Byron, autant que de son père.

Colorée d'émotion, elle revisita aussitôt sa beauté devant un miroir. À ses yeux, il eût été criminel de négliger son apparence, même si seule son ombre était conviée à dîner. Ainsi révisée, prête à risquer sa vérité, elle poussa la porte qui donnait dans le salon. Les fenêtres béantes ouvraient sur la nuit aérée par un vent moelleux. Au milieu de la pièce, pleine d'obscurité tiède, un drap blanc avait été tendu. Il formait un écran de coton sur lequel frissonnait l'ombre chinoise d'Horace attablée pour un souper.

Je ne sais pas bien comment commencer..., balbutia sa silhouette.

Mais ne commencez pas ! s'exclama Liberté, en s'avançant. Poursuivez, ce sera suffisant...

Pour l'instant, votre ombre me suffit. Approchez...

Liberté prit place sur le siège qui lui était réservé, de l'autre côté de la table. Elle était tournée vers la silhouette d'Horace. Aussitôt, il alluma une lumière crue qui projeta l'ombre de la jeune femme sur le drap, agrandissant ainsi la beauté de ses traits. Le croisement des lampes avait été agencé pour que leurs profils se fissent face sur la toile. Les deux ombres immenses furent alors prêtes à dialoguer.

Vous êtes marié..., commença-t-elle.

Oh si peu..., lâcha la silhouette d'Horace dans un soupir.

Je voulais dire encore marié. Vous savez, il faut me prendre entièrement ou pas du tout. Vous n'avez pas le droit de me mener en bateau, ou plutôt en gondole. Mais vous pouvez encore me laisser... J'en mourrai c'est certain, mais ce n'est pas grave. Ce qui est horrible c'est de s'en remettre, vous ne trouvez pas ? Ceux qui guérissent d'un amour me répugnent...

Sous le choc, heurtée par la précipitation de cette fille qui ne craignait pas de dégoupiller ses grenades, l'ombre d'Horace resta muette.

Je dis ma vérité, reprit Liberté, puisque c'est elle que vous avez invitée à souper. Quand me ferez-vous la surprise de me demander en mariage ?

Dois-je répondre tout de suite ?

Oui, mais les mots que vous allez prononcer doivent être sidérants. Sinon...

Liberté, laissez-moi être sincère deux minutes...

Deux minutes... c'est votre maximum ?

Peut-on parler sérieusement ?

Que faisons-nous d'autre depuis ce matin ?

Avec ma femme, le feu d'artifice est tiré... depuis longtemps. Je couche près d'elle, pas avec elle. Nous...

Oubliez ce « nous » et recommencez... Vous êtes époustouflant de nullité. Pour me demander en mariage, vous me parlez de votre ancienne vie !

Puis elle ajouta quatre mots terribles :

Donnez-moi du plaisir...

Essoufflé, Horace but un verre d'eau. Il était grisé par cette fille qui le sommait sans cesse d'être au-dessus de lui-même, de vivre pour ainsi dire sur la pointe des pieds. Seules de telles femmes vivent la vie, songea-t-il en la scrutant. Alors, sans trop réfléchir, Horace chuchota :

Serez-vous toujours avec moi comme si chaque seconde devait être la dernière ?

Pour toute réponse, la silhouette de Liberté glissa comme une onde sur le drap, s'approcha du profil d'Horace. Les lèvres fines de la jeune femme, dont les contours se découpaient avec netteté, se posèrent sur l'esquisse de celles d'Horace. Les deux ombres s'embrassèrent, mêlant leurs courbes pour ne plus former qu'un grand dessin mobile, une œuvre d'art en noir et blanc, un Picasso remuant. Mais la communion des peaux n'eut pas lieu. Leurs bouches décalées demeuraient séparées de près d'un mètre. Ce baiser engageait leur vérité non leur chair, pas même leurs sens. Un coup de vent fit frémir l'écran, mélangeant les silhouettes qui venaient de se trouver.

L'ombre gigantesque de la main d'Horace effleura alors celle de la joue de Liberté. Ils se caressèrent ainsi en se gardant de se toucher, avec une fièvre augmentée par la distance, jusqu'à ce que Liberté, transportée par ce délire des corps qui était celui de leur imagination, se mît debout et retirât son tee-shirt. Un cocktail d'envies et de voluptés se fit dans leur esprit. Elle se dévêtit alors jusqu'à révéler sur le drap le tracé de son corps nu. Ah, chasser enfin toute pudeur ! Dépasser la décence et le morne convenu ! N'être plus qu'un chien qui casse sa chaîne, un fleuve qui emporte ses digues, une mer haute qui montre ses flots, une paresse suractive !