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Aux yeux d'Horace, cette fille stylisée n'était plus une femme mais bien toutes les femmes ; elle résumait son sexe, les greluches inaccessibles, les indéniablement moches, les émouvantes, les gourgandines vaniteuses et les succulentes à reluquer. En ombre chinoise, Liberté était toutes celles dont il aurait pu agréer les assiduités un jour, la foule des amantes de rencontre qui, avec appétit, l'eussent comblé de leur folklore sensuel !

À son tour, Horace ôta sa chemise, puis le reste. En demandant à leur image, projetée sur un drap, de faire l'amour en deux dimensions, de répéter des gestes, des abandons et des libertés qui viendraient plus tard, l'un et l'autre s'élancèrent dans un étrange voyage sensuel dont la peau, la salive et les odeurs étaient absentes. Ils s'étreignaient sans se prendre, humaient tous les plaisirs sans rien mordre, se possédaient en pensée. Cette répétition très graphique leur donnait le sentiment de minimiser le risque d'être déçu ; mais l'exercice, pour mental qu'il fût, était-il moins engageant qu'un corps-à-corps ? L'image, sur le drap, fut un chef-d'œuvre incontestable.

Horace allait prêter une troisième dimension aux ébats de leurs ombres quand Liberté retint son bras, trop hâtif, sur le point d'arracher le drap.

Non ! fit-elle.

Pourquoi ?

Mais enfin, ce n'est pas moi que vous désirez...

Qui alors ?

C'est l'idée de moi, l'idée d'une femme, mon ombre projetée. Vous ne pensez tout de même pas que j'allais m'abandonner sur une méprise !

Restez, je vous ai comprise...

Si vous m'avez comprise, c'est que je me suis mal fait comprendre...

La silhouette de Liberté s'éloigna, s'estompa et, enfin, s'abolit de la toile blanche. Perplexe, Horace entendit alors le bruit de la porte de la chambre d'amis qu'elle referma.

Chiffonné, il resta seul, humilié d'avoir été jugé décevant, riquiqui quand il se sentait un géant, exsudant le génie. Quoi ? Ne s'était-il pas engagé depuis le matin dans des initiatives qui leur faisaient respirer l'air raréfié des grandes liaisons ? Mais Liberté, têtue, toujours fastueuse, entendait que leur passion les fit entrer dans des expériences illimitées. Les roucoulades poétiques ne lui suffisaient pas. À ses yeux, l'amour était l'école de l'excès, l'occasion de ne pas stagner dans la banlieue de sa vie. Que ses exigences fussent inaccessibles lui importait assez peu. Mademoiselle Liberté était certaine de ne pas être née pour vivre du possible. L'idée même de patauger dans des émotions à sa portée lui donnait la nausée. Afin de s'échapper de l'ordinaire, il lui paraissait inévitable de risquer des sentiments vrais dans des moments factices.

Ratatiné, Horace ne savait plus comment tirer davantage de cette soirée ; quand soudain, après avoir séché un verre de scotch, il eut une idée qui, peut-être, ferait scintiller chaque instant. Modifier son regard sur Liberté demeurait son credo. Tenace, il griffonna une proposition sur un papier et le glissa sous la porte de la chambre d'amis.

Aussitôt, elle le lut :

Liberté, voulez-vous dîner nue ce soir avec moi ? Toutes vos vérités m'intéressent. Laissons de côté le jeu des apparences.

Cet homme parlait le langage de la fille de Lord Byron.

Lorsqu'elle réapparut dans le salon, le drap avait été retiré. Horace l'attendait. Le mensonge de sa mise élégante ne le protégeait plus. Liberté découvrit soudain l'homme derrière le fonctionnaire policé. Son corps était celui d'un sauvage. Elle s'avança, sans tricherie, aussi nue que lui. L'événement de sa beauté le saisit. Enveloppée de lune, honnêtement bustée, Liberté s'offrait à la lumière des bougies. Tous deux levaient l'ancre pour la traversée de leurs vérités. Horace avança une chaise ; elle y posa ses fesses hautes. Le repas - un reste d'écrevisses accompagné de jambon de Parme - devint alors le face-à-face de deux timidités. Cette impudeur soudaine - alors qu'ils se connaissaient à peine - eut pour effet d'interdire que s'instaurent entre eux des relations fausses, habillées de convenances.

Le téléphone sonna. Qui pouvait bien les déranger à une heure pareille ? Horace laissa le répondeur se déclencher. La voix ironique de Juliette se fit entendre, tremblant de souffrance, donc venimeuse : « Je te rappelle que Caroline a rendez-vous lundi chez le dentiste à dix-sept heures, et je n'ai pas l'intention de payer la note ! Bonne soirée ! »

Si un jour vous me regardez avec indifférence, une seule minute, je vous demande de me quitter, murmura Liberté.

Peut-être ne l'avez-vous pas noté mais nous ne nous sommes même pas encore embrassés !

Le présent me fait peur quand il n'a pas d'avenir...

Que cherchez-vous ?

Comment font les autres femmes pour supporter des amours imparfaites ?

Vous ne voulez pas souffrir ?

Oh si... mais alors énormément.

Il y a des circonstances où l'audace n'est plus un effort. La situation était si invraisemblable - Horace, quand il était vêtu, était tout de même le proviseur de cette fille ! - qu'elle leur permit d'essayer d'autres libertés. Après que leurs ombres eussent fait l'amour, ce fut au tour de leurs paroles de s'enlacer. Avec des mots soufflés, sans risquer le plus minuscule geste, ils se frôlèrent, osèrent des caresses verbales, voyagèrent bientôt vers des orgasmes cérébraux qui valent bien les autres. Jamais peut-être Liberté n'eut les seins plus gonflés, la peau plus affamée. Puis, haletants, toujours immobiles de part et d'autre de la table, ils soupèrent.

Vous ne mangez rien ? lui demanda Horace.

Rien que vous n'aurez déjà croqué ou effleuré de vos lèvres.

Obstinée, Liberté ne consentit à prendre que les nourritures qu'Horace avait entamées. Elle mangea ses restes avec ardeur, sirota le fond de ses verres. Enchantée, elle mordit les morceaux de pain de cet homme qu'elle n'avait touché qu'avec des verbes crus et des adjectifs suggestifs. Puis elle humecta son propre front en se servant de l'eau qui venait de le rafraîchir. Bizarrement, ces gestes leur parurent une intimité plus grande encore que celle de leur nudité.

Je vous fais peur ? demanda Liberté.

Non.

Vous avez tort.

Pourquoi ?

Quand nous serons ensemble, je ne me nourrirai plus qu'avec des aliments que vous aurez préalablement goûtés.

Et si je vous quittais un jour ?

Je mourrai. Mais vous pouvez encore reculer... À votre place, je le ferais. Je crois que vous n'imaginez pas encore ce que c'est que d'aimer entièrement...

Sur ces mots, avec une sérénité explosive, Liberté prit un grain de raisin, le logea dans son abricot et le lui présenta en lui ordonnant :

Mords dedans.

Effaré qu'une fille si tracassée par la pureté eût osé ce geste, Horace s'exécuta. Liberté ajouta :