- Un jour tu ne pourras plus manger que ça... Mais tu as encore la possibilité de reculer.
- Je ne recule pas car je ne te reconnais pas le droit de ne manger que ce que j'aurai déjà goûté. Je t'interdis de régner sur moi en me donnant sur toi des pouvoirs trop grands.
- As-tu aimé le raisin ?
- Il avait un goût dont je pourrai difficilement me passer...
- Il le faudra pourtant... Je ne veux vivre avec toi que de l'inédit ou des moments améliorés, rectifiés, toujours plus épicés.
Illustrant ses propos, elle reprit un gros grain de raisin et le plaça là où il n'aurait jamais dû retourner ; puis elle fixa Horace de ses yeux clairs. Il en prit un autre et le pinça entre ses propres lèvres pour lui faire subir de molles pressions, tout en ne quittant pas les pupilles dilatées de Liberté. Les contractions de la bouche d'Horace, régulières, eurent rapidement pour effet d'émouvoir la jeune femme, d'augmenter l'amplitude de son souffle et d'en réduire la période. Les deux grains furent bientôt enserrés à la même cadence. Liberté retint enfin un cri ; elle eut un regard d'étoile filante. Le raisin mûr éclata entre les lèvres d'Horace. Le plaisir fut partagé.
Horace eut alors une envie urgente de la posséder, mais il craignait, en risquant une initiative banale, de la froisser. Mademoiselle Liberté exigeait à chaque instant la présence de l'inattendu. Il s'abstint donc, pour se tourner vers d'autres extases.
Remettant de la beauté plus que de l'ordre dans sa coiffure, elle se leva. Horace put apercevoir du jus de raisin qui descendait le long de sa jambe droite verticale. Il arrêta la coulée et, d'un doigt, remonta sa cuisse pour recueillir le jus sucré qu'il aspira dans une succion brève.
Liberté eut alors un geste qui autorisait d'autres privautés : tandis qu'il se levait, elle se colla contre le dos d'Horace, fesses contre fesses, symétrique dans l'attente. Ils étaient deux corps agrafés. Leurs nuques se cherchèrent. N'ayant rien de mieux à faire, ils disposèrent des lèvres de l'autre. Lugubre baiser, liquide mais trop clinique. Cette greffe de muqueuses molles, imparfaite, dénuée de toute fulgurance, leur sembla soudain une figure imposée.
- Mieux..., fit-elle.
Leur second premier baiser, tout neuf car il ne venait pas de la même intention, fut plus complet. Il engagea non leur bouche mais leur buste, dans une même ondulation musclée. Les épaules nues, les thorax se rejoignirent tout autant que les lèvres. La peau a parfois des urgences qui sont des impératifs. Au diable la syntaxe erotique !
- Mieux..., souffla Liberté.
Horace l'embrassa à nouveau pour la première fois. Oubliant ses précédentes tentatives, il cessa de raisonner pour engager la totalité de son envie d'elle dans une étreinte prolongée. Ses lèvres mangèrent sa bouche mais aussi, et de manière coulée, le pain d'épice de son visage, gobèrent ses yeux écarquillés et firent un festin de sa gorge. Effréné, il pérégrina ainsi sur sa face, avec conviction.
- Mieux..., chuchota-t-elle.
Aussitôt Horace se ressouvint qu'on n'embrasse convenablement une femme qu'avec les mains, en choyant sa nuque, en égarant ses doigts dans sa chevelure désorganisée. Le but est alors de vaincre l'esprit de l'autre, d'assassiner ce qui lui reste de conscience. Tout baiser véritable est une noyade. Liberté s'en trouva étourdie, rompue, presque heureuse.
Mais, toujours désireuse de donner et de recevoir un premier baiser qui fût un chef-d'œuvre, elle répéta :
- Mieux...
Essoufflé, Horace eut le cœur de récidiver, avec une candeur, un rien d'impalpable, d'aérien qu'il ne se connaissait pas. Son baiser suspendu, frêle, aquarelle pour ainsi dire, atteignit aux limites de la délicatesse. Il donna à Liberté le temps de désirer un supplément. L'attente, la demi-teinte maintenue, la rendit plus friande de lui. Se surprenant elle-même, elle le mordit ; une goutte de sang perla. Elle lapa aussitôt le liquide rouge.
- Mieux..., reprit-elle. Je veux tous les baisers en un seul.
Blessé, déboussolé, Horace ne savait plus que faire. Que pouvait bien être un baiser qui résumerait tous les autres ? Espérait-elle un baiser dans lequel il se totaliserait ? Un baiser qui serait le jet d'un amant de génie ? Cherchant parmi la cohue de ses embrassades passées, il ne trouva rien qu'il n'eût déjà essayé. À bout, il tenta de rééditer leur premier abandon en laissant leurs langues se chercher, se quereller, renouer, jouer au ping-pong, converser tendrement, puis durcir, afin que Liberté eût un aperçu de la gamme des agaceries qu'il avait déjà pratiquées. Il n'enfanta qu'un élan hybride, quelque chose qui n'était rien en voulant être tout.
- Mieux..., l'implora-t-elle.
Désemparé, Horace ne voyait pas qu'elle le suppliait de l'embrasser comme il n'avait jamais embrassé, d'annuler d'un coup les expériences entassées dans sa mémoire, le dépôt de toutes ses amours. Le chef-d'œuvre auquel Liberté aspirait ne pouvait surgir qu'en renonçant à toute intention. Un baiser qui ne permet pas de se perdre est un fiasco. Un baiser réussi, c'est de l'inexpliqué. Vouloir embrasser bien, c'est déjà rater son amour. Pour atteindre certaines cibles, il faut ne pas viser.
Exténué, abolissant toute habitude, Horace eut alors la chance, ou plutôt la grâce, d'embrasser pour la première fois. Enfin sentimental, il quitta ce qu'il savait pour découvrir ce qu'il sentait. Jamais peut-être il ne fut plus poète de sa vie qu'en baisant ce soir-là les lèvres de Liberté.
Heureuse, elle déborda de larmes joyeuses. Puis Horace ajouta :
- Pour ce soir ça suffira. Je crains qu'en poursuivant nous ne manquions d'inspiration...
Inversant les rôles, il s'éloigna vers sa chambre sans lui faire l'aumône d'un regard. À son tour, Horace lui marquait son exigence. Liberté ne se rebiffa pas. Au contraire, elle parut charmée d'être insatisfaite plutôt que déçue.
Les heures qu'ils venaient de traverser étaient-elles de nature à combler Mademoiselle Liberté ? Non, bien sûr. Ils avaient tant à désapprendre ! Elle espérait de l'inespéré, désirait ce qu'on n'ose vouloir, attendait que leurs sentiments graves fussent plus légers encore à vivre. À ses yeux, les improvisations de cette journée ne formaient qu'un premier jet, une épure du chef-d'œuvre qu'ils connaîtraient peut-être un jour. Sans relâche, Liberté entendait retravailler leur émotion jusqu'à ce qu'elle fût conforme à l'idéal. L'ensemble avait manqué de jubilation, d'abandon ; trop de sérieux s'était aggloméré dans leurs initiatives. Il fallait davantage de pagaille, des ribambelles de fous rires !
Tout était à reprendre.
4
Au lever, Liberté s'adressa à Horace avec simplicité :
- Votre femme, vous lui parlerez ce matin ou cet après-midi ?
- Hum...
- Je ne peux pas être votre maîtresse. Je le voudrais, je ne pourrais pas.
Hostile à tout compromis, Liberté détestait les cartels amoureux ; la complaisance n'était pas son registre. Cramponnée à son idéal, elle ne concevait pas que l'amour fût compatible avec le plus minuscule mensonge. Horace, lui, imaginait fort bien l'inverse. Proviseur, deux fois père, rétif au paiement d'une pension, il n'oubliait pas sa position et connaissait l'enthousiasme relatif de l'Inspection d'Académie pour les batifolages entre enseignants et élèves. La dernière toquade d'un proviseur, fasciné par une Lolita au corsage moulé, s'était soldée par une sévère révocation. Peu sensibles au lyrisme frétillant de l'intéressé, les autorités académiques lui avaient déversé dans les oreilles un vacarme de blâmes. Horace ne savait comment justifier sa prudence ; quand Liberté ajouta :