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Naturellement, ce que tu diras à ta femme doit être digne d'un chef-d'œuvre : tranchant, irrévocable, d'une férocité sublime. Toute hésitation, la moindre prudence me décevrait horriblement... Mais je sais que tu n'es pas homme à finasser, à négliger ce qui peut me combler, n'est-ce pas ?

Cela va sans dire, mais...

Mais quoi ?

Rassure-toi, tout ça viendra bien assez tôt.

Liberté entendit qu'Horace s'ouvrirait au plus vite à son épouse, se déboutonnerait sans tergiverser. Lui, moins tracassé par la perfection, pensa que les emmerdes obligatoires qui vont avec ce genre d'aveux surgiraient toujours trop tôt. Il se voyait bien biaiser un certain temps, sinuer dans des menteries confortables.

De retour de chez sa mère, Juliette pria Liberté de bien vouloir s'occuper des enfants jusqu'au soir. Lasse, prompte à récriminer, suintant la contrariété, elle ne se sentait pas d'humeur à les faire jouer. Liberté accepta, ravie de rester pour s'assurer qu'Horace parlerait illico à sa femme. Elle ne voulait pas rater la grande explication, la grêle de reproches salés, les déferlantes de mises au point par lesquelles Juliette perdrait définitivement l'affection d'Horace. Liberté attendait qu'il fût non pas explicatif mais grandiose, voire caracolant, dans l'aveu de son amour tout neuf.

Exténuée - car la fatigue était devenue un pli de son caractère amolli, - Juliette s'enferma dans ses appartements avec Horace pour y prendre un bain. Aussitôt, Liberté voulut savoir si Horace en profiterait pour mettre les choses au clair. Ses habitudes de cambrioleuse honnête ne l'avaient pas quittée.

Rapide, elle vissa les enfants devant un dessin animé et ouvrit une fenêtre. Puis, en se faufilant sur la corniche, une large saillie qui courait sur la façade de pierre, elle atteignit la salle de bains. La fenêtre entrouverte lui permit alors d'entendre l'échange répugnant des deux époux :

Passe-moi le savon...

Lequel ?

Celui qui mousse.

Et ta mère ?

Elle a mal aux jambes... ses varices.

Eh oui, les varices...

Elle est mignonne, la petite..., remarqua Juliette.

Laquelle ?

Liberté...

Oui, mignonne, eut-il le front de répondre, d'une voix onctueuse.

Et bien élevée.

Un chapelet de platitudes, des lâchetés en rafale. Au lieu de clarifier dare-dare la situation, Horace se dérobait, se tortillait dans la banalité, renâclait à faire parade de sa passion. Liberté en eut la nausée et en conçut une formidable colère. Quelle déflagration muette ! Entière, Mademoiselle Liberté ne tolérait que le scintillant, vomissait les prudences chantournées ; et soudain, elle voyait son amant sous un jour qui lui donnait un haut-le-cœur. Brusquement, le bel Horace se mit à cocoter la médiocrité, à sentir le mari.

Au sortir de la salle de bains, Liberté le cueillit :

Alors ?

Ça a été dur..., répondit Horace, sans gêne apparente.

Elle l'a pris comment ?

J'ai commencé à lui parler, ce n'est pas facile... il faut me laisser un peu de temps... Pour le moment, elle refuse de comprendre. J'ai beau être clair...

Avec une ironie succulente, Liberté lui ressortit alors mot pour mot le dialogue foireux de la salle de bains, une enfilade d'immondices : Passe-moi le savon... Lequel ? Celui qui mousse. Et ta mère ? Elle est mignonne, la petite. Laquelle ? Liberté... Oui, mignonne...

Horace resta blême, pétrifié de surprise.

Alors il trouva un mot inespéré, très esthétique, la seule bouée qui pouvait encore le sauver :

Merci.

Quoi merci ? répondit-elle, déroutée.

Merci de me renvoyer à ce que je suis en réalité, et à ce que je veux être. Je ne sais pas comment tu as surpris notre conversation, mais je suis heureux que tu l'aies fait. Tu es ma chance. Je parlerai à Juliette aujourd'hui même.

Au déjeuner, Liberté précipita le repas froid, glacial même, pour laisser Horace et Juliette en tête à tête. Les plats furent ingérés en silence, mastiqués plus que goûtés. Au dernier claquement de mâchoires, Liberté fit déguerpir les enfants, les assigna au lit et, profitant de l'absence d'Horace et de Juliette qui toilettaient la cuisine, se dissimula sous la table de la salle à manger. Entêtée, elle était prête à moisir le temps qu'il faudrait sous la nappe.

De retour avec le plateau du café, Horace se décarcassa pour improviser quelques fadaises ; puis il ajusta des sarcasmes, histoire d'installer un climat d'aigreur, plus propice à se montrer tranchant ensuite. Difficile d'exécuter un vieux mariage, même à l'agonie, sans réchauffer d'anciens griefs. En toute chose, il faut des prémices. Mais Juliette laissa couler. Flexible et morose, elle paraissait désireuse d'éluder tout litige. Horace, lui, naviguait dans le vague, tirait des bords. Des sentiments composites se poussaient dans son esprit : une culpabilité qui lui filait la colique, la frousse de blesser Juliette, la terreur légitime de saboter sa famille et... l'envie de galoper au-devant de ses désirs, de rompre de suite avec une femme pour qui faire n'était pas synonyme d'agir.

Aux yeux de Juliette, l'attente était une activité, un plat de résistance, le silence un véritable langage. Vouloir une chose sans rien tenter pour l'obtenir ne signifiait pas que sa volonté manquât de muscle. Un désir sous clef restait un désir intact. Espérer était pour elle un verbe actif, parfois épuisant. Ne pas faire constituait une action athlétique, un mouvement indéniable. Ses seules certitudes étaient des rejets, jamais des choix. Cette fille, c'était le triomphe de l'hésitation, l'apologie du stationnaire, l'apogée du velléitaire ! Toujours elle avait souhaité qu'Horace apprît à fonctionner comme elle, en creux pour ainsi dire. Mais les aveux sans paroles et les enthousiasmes muets le rasaient. Plus généralement, cette façon d'être, sinueuse ou marécageuse, l'avait toujours horripilé. Il y voyait un manque d'appétit de vivre, une atrophie du désir. L'un était l'envers de l'autre plutôt que son opposé. Dans l'esprit d'Horace, dire les choses exigeait l'emploi de mots chocs clairement articulés ; clamer un désir vigoureux ne revenait pas à se la boucler !

Et voilà que, au moment de se séparer de Juliette, il découvrait que se dérober pouvait être aussi réel qu'un discours. Pas un mot décisif n'avait été prononcé ; et pourtant le décès de leur amour ne faisait aucun doute. Le mutisme d'Horace épuisait son énergie. Jamais dans sa vie une non-déclaration n'avait requis autant d'efforts, engagé une pareille émotion. L'événement intérieur de leur rupture le ratatinait entièrement. Certes, rien n'était encore explicite, mais les faits énoncés sont-ils plus vrais que ceux que l'on cache ? Dire n'est pas une preuve ; la véhémence ne ratifie rien.

Sous la table, Liberté ne voyait pas les choses ainsi. Démangée de pureté, elle avait l'impression très irritante qu'Horace ménageait ses arrières, s'exerçait à finasser, s'enlisait dans la lâcheté. Pour elle, quitterétait un verbe sans zigzags, extraordinairement limpide ! Ou on le faisait ou on ne le faisait pas ! Enragée, elle lui mordit le mollet jusqu'au premier sang.