Horace étouffa un cri.
- Qu'est-ce qu'il y a ? s'enquit Juliette.
- Rien, eut-il l'aplomb de répondre, je me suis brûlé avec le café.
Horace leva le camp de suite et partit en boitant boire son café tiède dans le salon. Quand Juliette s'éclipsa, il se rua sur Liberté :
- Je ne peux pas lui parler tant que je te sens autour de moi. Ce soir tout sera dit.
- De façon définitive ?
- Les ruptures sont, me semble-t-il, plus définitives que les liaisons...
Le soir même, Horace reconduisit Liberté jusqu'à la porte et la ferma à double tour, avant de rejoindre Juliette. Diaphane de fièvre, elle s'était alitée. Sa vitalité était presque tarie. Sous une lampe verticale qui crachait dans la chambre une lumière blanche comme du sucre en poudre, Juliette invectivait sa mère au téléphone ; tout ce qui lui restait d'énergie avait l'air de s'échapper par le fil de l'appareil. Mais la Cosaque venimeuse était-elle le véritable motif de sa colère ? Brusquement, Juliette saisit un coupe-ongles sur sa table de nuit et sectionna la ligne téléphonique.
Juliette n'avait plus la capacité d'être flexible.
Ses yeux plissés paraissaient deux meurtrières. Plusieurs mentons fortifièrent soudain son cou qu'elle renfonça. Un air buté, ultime système de défense, acheva de cuirasser ses traits durcis. Elle ferma ses lèvres réservées, comme on verrouille un pont-levis. Juliette termina ainsi de se muer en citadelle organique.
Boutonné dans un pyjama amidonné qui lui faisait une armure de coton, Horace s'apprêta à se coucher. Il était à présent certain de ne plus vouloir être annexé par Juliette, cette illettrée de la vie qui, depuis longtemps, avait cessé de le vivifier. Sourde à toute félicité, elle l'infectait de sa tristesse, l'accablait de ses jugements. Horace ne supportait plus de fréquenter ce tribunal. Mais comment trancher sans s'entortiller dans mille circonlocutions ? Comment casser leur mariage sans briser net son épouse ? Instruit par l'expérience de cette journée, Horace eut tout à coup l'instinct de vérifier sous le lit qu'ils étaient bien seuls.
Liberté, pugnace, se trouvait sous le sommier !
Par quelle astuce avait-elle pu se glisser dans cette cachette horizontale ? Son habitude de l'effraction la servait. L'esprit secoué comme un shaker, Horace faillit défaillir ; ivre de surprise, il tituba sur le lit. Sortant de sa fixité bornée, Juliette lui adressa alors un regard romantique - entendez qu'elle eut à cet instant l'œil flasque, ouvert au plus mince diaphragme ; puis elle annonça comme on crie victoire :
- Mon chéri, je te quitte.
Horace s'évanouit.
Ils se séparèrent ainsi, sans courant d'air.
5
Têtue, Liberté désirait rectifier sa rencontre avec Horace, l'améliorer sans cesse pour taquiner la perfection. Elle ne voulait pas lui faire une existence, seulement des souvenirs ambitieux, parachevés. Atteindre au chef-d'œuvre pendant vingt-quatre heures demeurait le but de sa malignité. Aimer sans tenter un amour idéal, fignolé jusqu'à la démence, lui paraissait un sort qui n'était pas une vie. Comment se supporter soi-même englué dans une réalité exiguë, tracassé de rêves inassouvis ? Comment tant d'êtres tolèrent-ils une destinée sans température, où l'amour est aimé avec si peu de fantaisie ? Les disques vinyles rayés la mettaient hors d'elle, tout comme les destinées obliques qui ratent leur but. Éprise d'invention, Mademoiselle Liberté était friande de redites inattendues.
La lettre qu'elle adressa à Horace en témoignait :
Samedi prochain, répétons nos aveux, rectifions-les dans un décor dont j'attends un effet précis. Soyez à dix heures du matin au 2 impasse Chateaubriand. La porte verte sera ouverte. Prenez vos aises, comme si vous étiez chez vous. Mettez les vêtements que vous portiez la première fois, et pensez à apporter des journaux datés de ce jour ainsi que des roses semblables à celles qui mouraient ce matin-là dans un vase, pour que tout soit comme avant, en mieux. Le passé n'est qu'un essai ; il ne tient qu'à nous de le retoucher pour le rendre admissible. Les souvenirs ne décèdent que lorsqu'ils n'ont plus d'avenir.
Résolue à se surpasser, à démultiplier ses initiatives, Liberté avait hésité toute la semaine, dans un esprit de frivolité : devait-elle improviser un samedi inédit ou valait-il mieux réviser le menu du précédent ? Si la première solution présentait l'attrait du neuf, elle demeurait plus aléatoire. La seconde, pleine de jeux, de rafistolages savoureux et de perfectionnements eut sa préférence. Pour surprendre, ne valait-il pas mieux être un tantinet prévisible ? On ne déjoue un usage que s'il est établi. Et puis, songea-t-elle, n'est-il pas ridicule de se rebiffer contre toutes les habitudes plutôt que de perpétuer celles qui ravissent en annulant celles qui fatiguent le désir ? Au fond, un grand amour c'est une habitude dont on raffole. Un accident régulièrement sublime.
Le samedi suivant retrouva donc Horace devant le numéro 2 de l'impasse Chateaubriand, à Clermont-Ferrand. Il portait la même chemise en voile de coton que celle qui lui prêtait une élégance souple le jour de leurs aveux. Tenant un opulent bouquet de roses blanches par la taille, Horace sonna et, comme personne ne venait, poussa la porte verte qui ouvrait sur un lieu aux dimensions singulières. Il en demeura coi.
L'hôtel de Cléry avait été construit au XVIIIe siècle par le minuscule marquis de Cléry, affligé de nanisme. Cet hôtel particulier en réduction offrait tout le luxe des édifices du même type qui émerveillent Paris ; mais tout ici était aux mesures du marquis. Les proportions courantes se trouvaient diminuées d'un bon tiers. Le rabais était encore supérieur pour tout ce qui composait le jardin : des arbrisseaux côtoyaient des futaies de bonsaïs, les buis étaient aussi comprimés que des pieds bandés de Japonaises. Partout dégoulinaient des fleurs succinctes multicolores qui semblaient des miettes végétales. Les degrés de l'escalier à double révolution, agrafé sur la façade, étaient plus faciles à gravir que des marches classiques. Les grandes fenêtres, elles, paraissaient rapetissées. Quelques statues logées dans des niches représentaient des divinités naines, une Vénus d'un mètre douze, un Apollon bref, un Zeus courtaud qui défiait le ciel en brandissant des bras potelés.
Horace resta stupéfait devant cet abrégé du siècle lumineux.
- Il y a quelqu'un ? lança-t-il.
- Entrez !répondit une voix nasale qui venait de l'intérieur.
Horace pénétra dans un salon réduit - le plafond n'excédait pas un mètre quatre-vingts, il dut s'incliner - et se trouva devant un perroquet nain, assorti au lieu. La bête arc-en-ciel trônait au milieu de meubles frottés qui avaient l'air conçus pour des enfants de monarque. Le marquis de Cléry avait en son temps fait exécuter tout un mobilier à sa convenance qu'utilisait la société lilliputienne qui fréquentait ce salon ; car aux alentours de 1760, il ne recevait chez lui que ses frères en taille. Les chroniqueurs rapportent que les seuls individus de plus d'un mètre cinquante admis dans cet hôtel étaient ses laquais et autres gens de maison, contraints de s'adapter. Cléry entendait que sa fille, également naine, grandît en croyant qu'être grand était une disgrâce qui ne frappait que les domestiques, ceux dont l'infortune est patente.
Dérouté, Horace s'assura qu'il n'y avait personne ; puis, en se baissant, il commença à distribuer sur des guéridons miniatures les journaux datés du 14 avril - anniversaire de leurs aveux - qu'il avait pu récupérer. Cela fait, il se mit en quête d'un vase pour les roses blanches presque fanées que Liberté l'avait prié d'apporter. Tout en les disposant avec soin dans une porcelaine de Saxe, sans les effeuiller, Horace se demandait quel effetLiberté attendait de ce décor insolite ; quand on frappa. Il se retourna.