Выбрать главу

Elle était là, vêtue de son duffle-coat rouge, mêlée à son reflet derrière la vitre d'une porte-fenêtre. Leurs images étaient fondues. Aussitôt il comprit : amoureux, ils étaient tous deux des géants, inadaptés à l'univers qui les entourait. Dans cet endroit presque irréel, quelque chose existait soudain avec démesure : leur passion.

Horace entrouvrit la porte et, sans rien dire, fila s'installer sur le tabouret d'un clavecin pour jeune virtuose.

Liberté frappa à nouveau.

Entrez ! lança-t-il. C'est ouvert !

Entrez ! répéta le perroquet.

Elle poussa la porte et entra, pieds nus, comme avant.

Lâchant ses mains sur le clavier étroit, Horace entama l'aria qui ouvre les Variations Goldberg. Loin de se concentrer sur les premières mesures qui lui donnent sa respiration, il se laissa gagner par le bonheur énorme d'être avec cette fille qui exigeait son cubage de perfection. Comment avait-il pu rester si longtemps attelé à une épouse lestée de frustrations, occupée à établir la topographie de ses souffrances, méticuleusement recensées ? Horace exultait d'aimer à présent une femme à qui il n'arrivait que ce qu'elle tolérait qu'il lui arrive, capable de biffer tout ce qui interdit d'être éperdument heureux. Ah, quel vent frais ! Quel ravissement d'être fou d'une amante qui ne comprimait pas sa soif d'idéal, qui postulait pour le sublime ! Cette griserie aidait Horace à déglutir sa peine d'avoir fracassé sa famille. À nouveau, il naviguait avec légèreté et souplesse dans la partition raide de Bach. Au fil des Variations, ébloui par Liberté, Horace trouvait une joie montante qui prêtait de l'allant à son exécution. Le thème bondissait, surmontait l'effort, s'en délivrait. L'amour, comme la musique, avait cessé d'être une tâche, un col à franchir, pour ne plus être qu'une descente en roue libre.

Liberté sentit bien, à nouveau, tout le regain de vitalité que suscitait chez lui le simple fait de la caresser des yeux. Par la grâce de Bach leur rencontre muette atteignait pour la deuxième fois au chef-d'œuvre. Ils étaient rebelote des êtres d'éternité, saisis dans un marbre très pur. Leur amour se traduisait en partitions allégées, délestées de tout esprit de sérieux. Des grandes vacances allegretto.

À la fin de la Variation 15, Liberté lui sourit, pour lui dire qu'elle était aux anges qu'il eût simplifié le scénario de leur rencontre en répétant au plus vite ce moment réussi. Les tâtonnements de leurs premiers aveux ne méritaient pas d'être rabâchés.

La Variation 16, pleine d'exubérance, offrit à Liberté l'occasion de dire son plaisir avec des gestes : sans crier gare, dans la nuée de notes de Bach, elle secoua les roses blanches au-dessus du clavecin, créa à nouveau pour eux un tohu-bohu de pétales, une neige parfumée qui se répandit dans tout le salon. Mademoiselle Liberté mettait en tout un subtil coefficient de poésie. Éclaboussés d'harmonie musicale, de beauté et de fragrances, ils voyagèrent ainsi jusqu'au terme des Variations.

C'est moi..., murmura enfin Liberté.

Quoi vous ? demanda Horace.

Les lettres anonymes, c'est moi. - Ah... que voulez-vous ?

Un chef-d'œuvre, sinon rien.

Et ce lieu ?

Il est disproportionné... comme ce qui nous attend.

Chez qui sommes-nous ?

 - Je ne sais pas.

Naturellement...

Quand je vole la clef d'une maison, je ne connais pas toujours ceux qui l'occupent.

Horace s'arrêta un instant, saisi d'étonnement :

Ah... nous sommes donc en train de cambrioler cet hôtel particulier...

- ... dont les propriétaires, des mécènes texans nains, ne devraient pas débarquer puisqu'ils habitent Dallas. Ils campent là-bas sur un gazon de dollars !

Inquiet, Horace se leva.

Vous disiez ne pas les connaître.

Les Raphelson ne fréquentent que des nains. Ces gens ont des principes...

Bien sûr...

Horace réfléchit un instant et résolut de recycler une réplique de Liberté, dont il se souvint opportunément. Tout en parlant, il commença à fermer les volets pour obscurcir ce décor qui les grandissait :

Si vous tombiez amoureuse de moi, je vous demande de ne jamais me le dire.

Vous êtes d'une suffisance...

 - J'ai horreur des filles qui s'entichent de moi trop vite.

N'ayez aucune crainte, vous ne risquez rien !

Puis, comme il continuait à clore les volets, alors que la matinée n'était pas terminée, elle l'interrogea :

Que faites-vous ?

- Je maîtrise le temps.

Pardon ?

Je connais un industriel qui, tous les mois, faisait deux aller et retour à New York pour ses affaires. Il a subi le décalage horaire jusqu'au jour où il s'est aperçu qu'à Manhattan il rencontrait surtout ses employés, des gens qu'il payait. Alors il a décidé de mettre tous ses salariés new-yorkais à l'heure parisienne, pour ne plus souffrir du jet lag ! Quand il arrivait là-bas, ses cadres se levaient à trois heures du matin, se bourraient de café, mettaient des vestes pardessus leur pyjama et débarquaient dans son bureau où régnait un jour artificiel, comme dans un studio de cinéma.

Et alors ?

IL est dix heures du matin et je souhaite qu'il soit vingt heures, alors je ferme les volets. Vous n'allez pas vous formaliser que je tente moi aussi de maîtriser la course du soleil ? Nous ne sommes plus à ça près...

Vous n'avez pas peur...

-... que les Raphelson nous surprennent en train de dîner nus dans leur salon ?

Mais qui vous a dit que ce dîner particulier aura lieu ? lui lança-t-elle en laissant filtrer un demi-sourire.

Avant que sa phrase fût achevée, Liberté avait ôté son duffle-coat. Sous le manteau rouge, elle était entièrement nue. Son allégresse contagieuse donnait de la clarté à ses provocations, prêtait une grâce ébouriffante à ses airs sexy. Cette fille était le sourire franc et lumineux de la vie d'Horace ; elle appelait la jubilation sur le visage de qui la désirait. Si Liberté parlait la langue de son siècle, elle pensait en contemporaine de Voltaire. Toujours accompagnée des silhouettes de Valmont ou de Madame de Merteuil, elle se regardait comme la déléguée moderne de cette société de jouisseurs. Les semeurs d'idées libertines avaient partagé ses lectures. Le plaisir était son art, la surprise son arme favorite.

Aussitôt il fut vingt heures, en pleine matinée. On alluma des bougies.

Horace et Liberté se mirent à dîner dans le plus simple appareil, frissonnant à l'idée d'être dérangés par les Texans atrabilaires, deux bilieux équipés de coïts qui haïssaient les grands. Mais l'inquiétude, avec ses transes, n'est-elle pas un ingrédient indispensable pour réchauffer des heures romanesques ? Désireuse d'accorder du prix à chaque instant, Liberté n'entendait pas aimer douillettement.