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Horace sortit d'un sac les plats qu'il s'était procurés chez un traiteur : les mêmes écrevisses, accompagnées d'un jambon de Parme tranché aussi finement que celui qu'ils avaient goûté la première fois. Comme elle ne touchait à rien alors que ses yeux criaient sa fringale, il s'en étonna :

Vous ne mangez pas ?

Rien que vous n'aurez entamé ou effleuré de vos lèvres.

Horace se souvint alors que Liberté, obstinée, n'avait accepté de prendre que les nourritures qu'il avait déjà croquées ou léchées. Ce préalable avait créé entre eux une intimité qui lui avait semblé plus troublante encore que celle de leur nudité. L'émotion revint.

Je vous fais peur ? demanda-t-elle.

Non.

Vous avez tort.

Pourquoi ?

Si nous devenions amants, je ne me nourrirais plus qu'avec des aliments que vous auriez préalablement goûtés.

Et si je vous quittais un jour ?

Je mourrais, répondit-elle en souriant.

Horace fut alors démangé par l'envie d'innover, de pimenter le menu de cette soirée diurne - il devait être onze heures du matin - en tentant une manœuvre. Averti que l'on goûte davantage ce qu'il est difficile d'obtenir, il se tint sur la réserve :

Ma nudité ne doit pas vous laisser croire que vous obtiendrez de moi quoi que ce soit ce soir. Si je consens à vous serrer la main quand nous nous quitterons, ce sera le bout du monde...

Qu'est-ce qui vous permet de dire que je souhaite autre chose ?

N'insistez pas, je resterai de glace. Puis il ajouta, l'air de rien :

Il faudra vous contenter de me regarder.

Vous êtes toujours aussi sûr de vous ?

Si je le voulais, je vous séduirais en moins d'une minute, et vous le savez.

En moins d'une minute...

Oui, montre en main.

- Allez-y...

Non, ce serait trop facile.

Pourquoi ?

Votre simple demande m'indique que vous l'êtes déjà.

Quoi ?

Séduite. Pourquoi voulez-vous qu'une femme qui ne serait pas déjà conquise me lance un défi pareil ? Non, vraiment, c'est trop facile... Je refuse de coucher avec vous, tenez-vous-le pour dit !

Mais je ne vous ai rien proposé !

Alors que faites-vous nue devant moi ? Vous aviez chaud ?

Très malin...

Pourquoi ne reconnaissez-vous pas avec simplicité que vous êtes folle de moi ? Absolument folle.

Si je l'avais été, votre arrogance m'aurait refroidie.

C'est une chance que j'aie eu la prudence de me conduire ainsi, avec suffisance, sinon vous m'auriez violé avant que j'aie pu terminer ce repas, et j'ai faim. Que pourrais-je dire d'autre pour vous retenir ? Je vous trouve timorée, sans audace, incapable d'assumer vos désirs, faisant des chichis à n'en plus finir au lieu de mordre crûment dans le plaisir. Votre tiédeur me consterne !

Liberté lui saisit le menton et, sans réfléchir, l'embrassa.

Vous voyez, reprit Horace, il ne m'a pas fallu plus d'une minute !

Liberté le gifla, escalada la table et fut aussitôt sur lui. Leurs nudités accolées réagirent de concert. Quel émoi sans innocence ! Trouver une posture ardente fut un réflexe, un emboîtement spontané ; leurs peaux avaient espéré si longtemps ce rendez-vous. Tout de suite, ils ne furent plus deux solitudes mais un couple articulé, plus deux épidermes mais un seul corps délié, exultant. Leur plaisir, si naturel, ne vint pas du bonheur qu'ils donnaient mais de celui qu'ils raflaient en s'offrant. Comme ça peut être concordant un homme et une femme ! Quand les caresses ne sont pas analphabètes, quand la chimie des baisers est réussie. Un précipité de sueur et de salive ! Sans s'attendre, en criant, ils sombrèrent ensemble dans une agonie provisoire.

Liberté n'était plus vierge, en moins d'une minute.

Qui a dit que la durée d'une étreinte en fait l'immensité ?

Il faut croire aux Princes car ils finissent par se radiner. Et merde aux sardoniques, à la cohorte des cyniques ! À tous les anguleux qui n'osent pas aimer l'amour ! Cette panique adulte, si brève, les laissa pantelants, essoufflés de complétude. Une sorte de moratoire universel venait d'annuler tous les soucis qui salissaient leur existence. Liberté rouvrit des yeux étoilés, dilatés de quiétude, rassembla sa conscience émiettée et se récapitula en relevant ses cheveux.

C'était bon... Et si c'était mieux encore ?

Mieux ? fit Horace, étonné.

Pourquoi ne pas revivre cette soirée en marche arrière, comme lorsqu'on rembobine un film, pour déceler ce qui pourrait être amélioré ?

Mais... c'était parfait !

Non... un plaisir peut toujours en cacher un autre.

Et elle ajouta, sur un ton de gourmandise :

Essayons...

Avec frénésie, Liberté le bâillonna d'un baiser. Sa première jouissance avait ouvert les écluses de ses instincts. Toute à sa concupiscence, elle cessa d'être une femme pour ne plus être qu'un corps, une somme d'appétits virulents. Son esprit se réfugia dans sa peau. Sa conscience s'abolit. Commandée par ses sens, elle murmura :

Viens, nous allons refaire l'amour pour la première fois... Mais cette fois, ce sera parfait !

Que veux-tu faire ?

J'ai une envie... très particulière. Insensée même.

Quoi ?

Dis-moi oui et ferme les yeux.

Oui.

6

Leur étreinte au galop fut un chef-d'œuvre.

Liberté n'avait pas menti ; son envie était bien particulière et le plaisir auquel ils accédèrent inégalable. Quel effet de souffle ! Élevée dans des principes épicuriens, rigides et libertaires, elle ne renonçait à aucune audace sensuelle. Jouir demeurait sa passion. Atteindre l'infini en aimant au-delà du licite était à ses yeux le seul chemin moral.

Comblée, Liberté était résolue à remonter le cours de la scène de leurs aveux afin de déceler ce qui, dans leurs initiatives, restait à perfectionner pour décrocher les plus hautes voluptés. Horace lui fit remarquer que le bonheur ne peut s'obtenir par effort, à force d'ergoter ; la vie ne s'amende pas comme un film que l'on rectifie au montage ! Mais elle parut révoltée par ce constat de résigné, qu'elle jugea avec sévérité. Les dix-huit ans de Liberté la brûlaient. À l'entendre, il fallait révoquer toute paresse, s'obli-ger à persévérer. Il n'était pas supportable de collaborer avec la médiocrité, de mener une existence sédative qui ne soit pas la vraie vie, un passe-temps métissé d'à-peu-près, sali de concessions. Merde ! Ils avaient mérité leur part de ciel, le droit de vivre mieux qu'un honnête brouillon !

La fille de Lord Byron voulait un chef-d'œuvre, sinon rien ; ce terme restait son leitmotiv.

L'idée de Liberté était certes farfelue - vivre une scène à rebours relevait de la bizarrerie de son père - mais son obstination à faire jaillir un plaisir sans concession dépaysait Horace des donzelles qu'il avait pu aimer, plus enclines à tolérer le rituel des jours gris, à se contenter de moments perfectibles. Touché par la gaieté pleine d'outrances de Liberté, il consentit à se lancer dans cette marche arrière qui lui parut un jeu sans risque ; il se trompait.