Liberté saisit alors quelques roses blanches qu'elle avait emportées et, tout en conduisant d'une main solide, les effeuilla délicatement devant eux pour donner, grâce à cette pluievégétale, la touche de poésie qui faisait encore défaut à leur soirée. Rien n'était à négliger, surtout si le sursis que leur accordait le destin devait être brusquement révoqué ; ce qui pouvait survenir d'une seconde à l'autre.
Gould acheva enfin l'aria qui clôt les Variations.
Glacé de terreur, Horace proposa clairement d'interrompre ce jeu ; mais Liberté l'hypnotisa d'un sourire :
- Que préfères-tu ? Ta peur ou la perfection ?
Il hésita un instant. En face, dans leur ligne de mire, une calandre vaniteuse se dirigeait vers eux à la vitesse d'une balle de revolver. Horace ressentit alors pour la première fois l'exceptionnelle intensité d'amour que leur offrait cette roulette russe autoroutière. Quel séisme !
- Que préfères-tu ? répéta Liberté.
- Un chef-d'œuvre, répondit Horace, sinon rien.
- Tu es certain ?
- Oui.
- En es-tu bien sûr ?
La balle n'était plus qu'à trente mètres.
- Oui, eut-il le temps de souffler.
Liberté donna un coup de volant, effleura le bolide.
L'aurait-elle esquivé si Horace avait opté pour sa peur ? Dans sa déception, Antigone l'aurait sans doute condamné à mort. Qu'elle ait pu disparaître également dans la collision la contrariait fort peu. La mort aurait au moins prêté un peu de lustre à l'issue de leur passion. Cela seul la tracassait : ricocher sans cesse sur des événements incandescents, échapper à la vulgarité du prévisible, oser les plaisirs les plus romanesques.
- Si tu tombais amoureuse de moi, reprit Horace, je te demande de ne jamais me le dire.
Avant même qu'il eût achevé sa phrase, Liberté avait ôté son duffle-coat qui glissa sur le siège en cuir assoupli. Elle était nue, au volant de sa voiture qui remontait à rebours une autoroute désormais quasi déserte. Le torrent de véhicules s'était tari. Enchantée, pilotant d'une poigne pleine de sûreté, elle ajouta :
- Veux-tu dîner nu ce soir avec moi ? Toutes tes vérités m'intéressent.
En empruntant les propres termes d'Horace, Liberté venait de mêler davantage leurs esprits. Inverser les rôles soulignait leur sentiment d'être la moitié de l'autre. Fasciné par cette fille dangereuse, délivrée de toutes limites, Horace se déshabilla à son tour. Le mensonge de son costume de proviseur cessa de le protéger. Tous deux appareillaient pour la traversée de leurs vérités.
Le pique-nique qu'ils improvisèrent en roulant - un reste d'écrevisses qui provenaient de chez les Raphelson, - devint une fois de plus le tête-à-tête de deux timidités. Leur audace - ils étaient tout de même nus sur un lieu public ! - eut pour effet d'interdire que se créent entre eux des relations de surface, habillées de convenances.
Elle le dévorait de ses pupilles gloutonnes sans faire de mal aux écrevisses. Aussi Horace lui demanda-t-il :
- Tu ne manges rien ?
- Rien que tu n'auras déjà croqué ou touché de tes lèvres.
Liberté lui tendit une queue d'écrevisse qu'il entama d'un coup de dent. Elle consentit alors à manger le reste. Puis elle présenta un morceau de pain à Horace. Il le mordit ; elle le termina. Ces gestes répétés, désormais ritualisés, leur semblèrent une intimité plus troublante encore que celle d'une étreinte.
- Si un jour tu me regardes avec indifférence, chuchota-t-elle, je te demande de me quitter tout de suite.
- Liberté, nous ne nous sommes même pas encore embrassés ! ?
Liberté prit une cerise qu'elle appliqua sur la bouche d'Horace ; puis elle déposa un baiser furtif sur la marque laissée par ses lèvres, avant de sucer le fruit. Naturellement, leur vitesse excédait les deux cents kilomètres à l'heure.
- Quand nous serons ensemble, dit-elle avec gaieté, je ne me nourrirai plus qu'avec des aliments que tu auras déjà goûtés.
- Et si je devais te quitter ?
- Je mourrais, répondit-elle en recrachant le noyau.
Liberté avait dit cela avec une tranquillité extraordinaire qui l'effraya. Elle prononçait les mots les plus excessifs sans ciller. Traverser le mur de la mort lui semblait moins pénible que de se cramponner à des demi-solutions.
Une voiture, bondissant du fond de l'obscurité, faillit les exécuter. Ses phares perçaient la nuit de campagne comme des faisceaux guidant un missile. Le sifflement lugubre augmenta, se dilata brusquement. L'impact fut évité de justesse. Seul le son parut les percuter.
Sursitaire, Liberté ne trembla pas. Périr aux côtés de son amant parmi les étincelles lui apparaissait comme une fin estimable, rêvée même.
- Et si je devais te quitter ? reprit Horace pour s'assurer que tout cela n'était pas un songe.
- Je mourrais, répéta Liberté. Mais avant je voudrais que nous refassions l'amour pour la première fois...
- Dans cette voiture ?
- J'ai une envie... très particulière. Totalement folle.
- Quoi ?
- Dis-moi oui et ferme les yeux.
- Oui.
Leur acrobatie fut un second chef-d'œuvre.
De façon singulière, ils refirent l'amour pour la première fois, et peut-être pour la dernière. La vitesse augmenta avec l'extase. Au moment de l'orgasme partagé, la béatitude leur fit négliger le peloton de véhicules qui venait en sens inverse. L'accident ne put être différé. La petite mort leur entrouvrit les portes de la grande.
La voiture partit en soleil.
Celle d'en face s'éclipsa sans dommage.
8
Quand Horace se réveilla, gisant sur un lit d'hôpital, Juliette se trouvait près de lui avec son serre-tête de velours. L'œil en veilleuse, embrumé de douleur, il la voyait prête à pleurer de fidélité sur son pyjama. Elle jubilait de retrouver ses gestes d'infirmière, cette posture de saint-bernard qui avait plu à Horace neuf ans auparavant. La fenêtre, asphyxiée par les volets clos, admettait assez de clarté pour qu'il pût détailler son inquiétude photogénique et son masque de gravité. Pavoisée de perles, la mine crépusculaire, les yeux semblables à ceux d'un hareng mort, notre ingénue se délectait en secret de la catastrophe effleurée. La perspective d'un drame, avec son lot d'hyperboles et d'effusions larmoyantes, l'avait toujours grisée. Compatir la revigorait. Seule la nostalgie la comblait. Ah pleurnicher mille regrets ! Geindre jusqu'à plus soif ! S'épanouir dans la jérémiade !
Je hais les victimes, songea Horace.
Forte de sa qualité de femelle légitime - position qu'elle souligna trois fois, - Madame de Tonnerre vitupéra le personnel indocile, trop flâneur ou étourdi ; tout était prétexte pour dire qui elle était encore. Au bord du gouffre du divorce, la rousse se retenait à son statut de conjointe par l'auriculaire, ou plutôt par l'annulaire. La nausée gagna Horace. Rien qu'en regardant cette épouse de métier, édifiante, il eut un haut-le-cœur matrimonial.
Chapeautée comme pour une noce stylée, Juliette était habillée de façon si guindée qu'elle semblait vêtue d'adjectifs désuets, attifée d'épithètes démodées. D'une main gantée, elle humecta le front d'Horace avec des gestes de mère et des soupirs de catéchiste. Chacune de ses attentions puait la compassion vertueuse, cocottait la femme-admirable-dans-l'épreuve. Dans le couloir, la mauvaise humeur de sa mère tombait sur leurs enfants. Horace entendait ses aboiements rituels et son pas lourdaud. Ce démon en jupons ne s'exprimait que par férules. Le tableau était complet. Après le champagne et les alcools durs, l'anisette familiale, le mousseux des réunions claniques. Cette pauvre Juliette n'avait jamais su ce qu'était l'ivresse. Si jeune et déjà rance.