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Liberté n'était pas femme à revenir sur sa parole.

Horace renonçait au chef-d'œuvre ? Eh bien, elle voulait rien.

Seulement une vacuité prodigieuse !

Au lycée, Mademoiselle Liberté eut pour politique d'être transparente. Son esprit consista à ne plus en avoir. Elle acquit très vite la science des attitudes par lesquelles on s'efface, cultiva les propos qui dévaluent, s'enterra dans une passion jamais dénouée. Ah, scintiller de nullité ! Économiser ses atouts, comprimer ses talents, retenir ses saillies ! Éteindre sa beauté ! Se pousser hors du cercle des gens brillants, lustrés de culture ! S'appliquer à dissoudre son caractère ! Rester muette tout en causant, bavarde plutôt que spirituelle et sans physionomie tout en s'exhibant... Voilà ce que fut son nouveau programme.

Tout en s'ennuyant avec fureur pour devenir ennuyeuse, Liberté poursuivit une scolarité sans éclat. En classe, elle s'amoindrissait avec soin, abolissait sa perspicacité, articulait des mots non des idées. Dès qu'elle croisait Horace dans un couloir, elle prenait un visage de cire. Horace n'insistait pas ; inutile de lui dire les choses en grosses lettres. Mais le plus extraordinaire dans la conduite de Liberté fut l'obstination avec laquelle elle se mit à vivre avec lui sans le fréquenter. Enfin, l'on voyait son ingéniosité aux prises avec un dessein digne d'elle !

Comme à l'époque des lettres anonymes, elle traqua les détails du quotidien d'Horace : horaires, actes minuscules ou considérables, réunions superfétatoires, rendez-vous par lesquels commence l'esprit d'intrigue qui fait toute la province, etc. Sans jamais nuancer ses airs gris, elle s'insinuait dans son existence rébarbative avec fièvre, transportait partout sa curiosité en affectant de ne rien voir. La régularité de la vie d'un proviseur l'aida à accorder leurs emplois du temps.

C'est ainsi que Liberté se fit un plaisir de n'être jamais - ou le moins possible - à moins de vingt-huit mètres d'Horace ; cette distance était exactement celle qui séparait leurs lits, de part et d'autre de la cour d'honneur. Quand il préparait un cours au premier étage de la grande bibliothèque, Liberté se délectait d'étudier au rez-de-chaussée, courbée derrière les rayonnages. Lorsque Horace traversait, le matin, la galerie couverte qui encercle la cour principale, elle se réglait sur son pas à l'étage supérieur, en parcourant la galerie du premier étage. Synchroniser leur promenade, apercevoir ce qu'il voyait, subir le même ciel, fendre le même air lui était un délice. Assistait-il, chaque jeudi, dans le petit théâtre, aux répétitions de l'orchestre du lycée ? Liberté s'y trouvait également, au premier rang ; lui à l'orchestre, gileté comme un avoué, cravaté comme un petit gris, elle à la corbeille, vêtue de peu, complice du bon goût. Ils dégustaient ensemble les mêmes partitions, regrettaient au même instant une blanche hâtive ou une croche poussive. Travaillait-il dans son bureau ? Elle avait réussi à caler ses heures de cours dans une salle qui se trouvait au rez-de-jardin, d'où elle pouvait l'apercevoir. Et le boire par capillarité visuelle. Ce jeu de piste occupait son cœur. Dès qu'Horace paressait dans le parc, un roman à la main, elle nonchalait dans la serre contiguë en dégustant le même ouvrage. Ces journées parallèles étaient toute la vie d'amoureuse de Liberté. Rien ne se passait entre eux et tout était vécu de concert. Ce rien plein d'harmonie lui convenait. Au moins échappait-elle aux inattentions qui tuent l'émulation sentimentale, aux vétustés conjugales qui la révulsaient. Comment les épouses qui sont des lieux communs - voire des punitions ! - acceptent-elles que leur amour soit une habitude ? Faire l'habitude le samedi soir, torché de bière, lui paraissait extraordinaire ! Vivre d'habitude et d'eau fraîche, aimer un homme d'habitude, traverser un chagrin d'habitude, tout cela était abstrait pour elle.

Ce cirque concordant aurait pu durer ; car Liberté était discrète. La distance lui allait bien. Elle n'avait jamais compris ces femmes anthropophages qui déglutissent leur mari à longueur d'année, tout en ayant du mal à le digérer. Et puis, Horace ne s'apercevait de rien. Sa saison de solitude ressemblait à une ménopause saumâtre, un crépuscule ordinaire, pas assez révoltant pour l'exalter. Stagner dans une nullité administrative n'était pas sa spécialité ; et il ne se sentait plus la force de mener une existence de cerf-volant, comme avant, en se livrant à tous les courants d'air de la vie mondaine de Clermont-Ferrand. Le steeple-chase de cocktails municipaux, de réunions de clubs de notables, baptêmes et autres dîners tribaux ne le tentait guère. Il se remettait avec difficulté du choc opératoire de leur liaison.

En désespoir de cause, Horace résolut de descendre plus bas encore, de se médiocriser absolument. Astucieux, il se mit à acheter chaque semaine La Centrale Particulière, un bottin de petites annonces. Cette compilation de SOS le saoulait d'opportunités nauséeuses. Pour trois euros, on y trouve de quoi se refaire un bonheur d'occasion : des épouses en vrac, usagées mais pesées, mensurées, passées à la toise d'un test d'affinités, des commerces reluisants à faire valoir, des clebs tatoués en pagaille, du matériel de soudage, bref tout l'indispensable pour se recomposer une existence fabuleusement normale. Rien ne manquait. Même des dessous fatigués, exhumés d'époques mal définies, pour équiper la ménagère couperosée qui s'offrait à longueur de colonnes. Au fil des rubriques, Horace se plaisait à penser que telle pharmacienne franc-comtoise - douce, 58 kg, yeux noisette, potelée et aimant la nature - mériterait bien la commode assortie à ses origines que l'on cédait en haut de la page 72 et qu'il la dénuderait volontiers sur la banquette du cabriolet jaune sous référence 609. FGW. À moins que les trois annonces ne se répètent trop longtemps ; signe que ces articles avariés ne tentaient personne, même les vicieux et les jobards passionnés par la déconfiture d'autrui.

Se relancer sur le vaste marché du couple est une besogne qui procède de l'épicerie, de la publicité et du boulot de représentant de commerce. On ne replace pas facilement son histoire, encore moins son physique. Plafonnez-vous sous le mètre soixante-douze fatidique ? Dépassez-vous les quarante-neuf ans ? Recalé ! Vous voilà vieilli avant d'être vieux, invendable. Les annonces matrimoniées vous réforment. Inapte à une deuxième chance ! Allez tapiner ailleurs ! Un passé de traviole ou un goût vif pour la nicotine vous décotent impitoyablement. Les enfants à charge comptent pour une disgrâce, l'amour filial comme une tare. Une pension alimentaire généreuse grevant votre budget vous disqualifie ; la pingrerie passe pour une vertu. On s'y fait mousser d'être fonctionnaire, on ne se cache pas d'être pleurnichant, accablé de déboires mais solvable. O valeurs inversées ! O misères détaillées en cinq lignes ! O motivations qui déshonorent l'espèce humaine gisant au fond des départements ! Ce flot de quémandeuses, de beautés éteintes avides de bonheurs étroits, rêvant de relations sérieuses, ne parvenait pas à distraire Horace de Liberté. Aucune ne tenait l'amour pour une épopée. Pas une de ces âmes simples ne cultivait la rodomontade, le travers intéressant, la lubie ruineuse, l'insolence délibérée. Pas une n'écrivait : Age de se perdre dans les plaisirs, taille délicieuse à enlacer, poids donnant envie d'être soulevée, yeux en érection, mariée bientôt, dépensière furieuse, haïssant la nature, disposée à boire. Cherche homme déraisonnable aux défauts immenses pour déconstruire toutes habitudes et bâtir de l'éphémère parfait. Sérieux, prudents et dans la réalité s'abstenir. Capables de tolérer la conjugalité courante, passez à l'annonce suivante. Hélas, ce profil se faisait rare dans la Centrale. L'ennuyeuse y triomphait. L'économe, la pusillanime non fumeuse s'y affichaient sans rougir.