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Oui, j'aime votre Horace, autant qu'une femme peut adorer un homme, soyez-en certaine ; mais je l'aime assez pour vous le confier, à vous qui savez le rendre heureux, et qui croyez le bonheur concevable sur la durée d'une vie. Ma passion est si entière, si joyeuse, qu'elle m'autorise à donner sans rien prendre. Je ne suis pas de celles qui se satisferaient de séduire votre mari pour le laisser désemparé. Mes avances - si je les risquais - viendraient troubler sa quiétude. Le prix du renoncement est élevé ; mais celui de son désarroi - s'il vous quittait - le serait plus encore. Je le sais serein à vos côtés. Je ne le veux pas déchiré. Son contentement actuel fait le mien. N'ayez donc pas peur.

Je continuerai à écrire à Horace sans me nommer, à vivre près de lui, à savourer de dormir non loin de ses rêves, sans qu'il puisse jamais m'identifier. Mon regard et mes mots l'accompagneront, dans un retrait constant qui, pour le moment, constitue tout mon bonheur.

Sachez seulement que si votre amour virait à la monotonie, alors je n'aurais de cesse de vous le prendre ; car Horace mérite de vivre un chef-d'œuvre avec une femme, aussi fugitif soit-il. Son âme est faite pour la perfection d'une liaison romanesque, même si elle ne devait durer qu'un jour. Si je le voyais désemparé, ou seulement mécontent de vous, vous trouveriez en moi la plus dure des rivales. Naturellement, ma vigilance ne se terminera qu'avec ma mort, ce qui nous laisse du temps.

Soyez digne de lui, je vous le confie.

Il ne tient qu'à vous de faire durer le rôle que je vous donne.

N. B. Je vous enverrai la copie de toutes les lettres que je lui écrirai, afin de rester irréprochable, transparente, vis-à-vis de vous. Vous trouverez, sous ce pli, les quatre premières qu'il a déjà reçues. Peut-être vous les a-t-il montrées. Tout manquement à l'honnêteté me paraît un crime contre l'amour, ou du moins une faute qui, nécessairement, en annonce d'autres. Mais je veux croire qu'il aura eu la probité de vous les signaler.

Juliette faillit mourir sur place.

Horace ne lui avait pas parlé de ces quatre premières lettres.

Un courant d'air fit claquer une fenêtre. L'une des vitres se brisa sans tomber. Un oiseau se posa et aperçut furtivement Juliette à travers le verre fêlé qui fractionnait son image.

Comment Horace avait-il pu lui dissimuler un événement si contrariant, répété trois autres fois ? Aussitôt, Juliette s'alarma ; car le ton de ce courrier était celui d'une jouisseuse qui connaissait l'art d'agacer les nerfs d'un homme. Horace ne pouvait pas prétendre que ces lettres étaient celles d'un brouillon d'amoureuse.

Juliette ne pensait pas qu'il y eût la moindre honnêteté dans cette déclaration qui présentait toutes les apparences d'une habileté. Affirmer que l'on ne veut rien pour tout obtenir, s'occuper de mériter un homme plutôt que de le croquer, tout cela sentait la manœuvre retorse.

Pourtant, les habiletés de l'Inconnue tenaient à son absence de calcul, d'une sincérité à peine croyable. Son cœur était fait d'une seule coulée. Mais Juliette était de celles qui n'imaginent pas la puissance effrayante de la candeur. Aimer pour aimer, sans avoir le dessein de posséder, était inaccessible à sa jugeote de fille simple élevée dans des idées sans poésie. Quand on lui parlait de sentiments un brin sérieux, elle pensait aussitôt liste de mariage, conseils liturgiques, acte notarié et compte commun. Engoncée dans des rêves exigus, Juliette méconnaissait les sentiments démesurés. Elle ignorait que la pureté est pire que le vice, que l'amour a des excès, des déchaînements incalculables que la haine ne permet pas.

Remuée jusqu'au tréfonds, Juliette s'inquiéta vraiment qu'Horace lui eût caché cette tentative crispante de sabotage de leur famille ; car c'est bien ainsi qu'elle prit cette lettre. Affolée, elle pensa qu'Horace avait dû préférer attendre que l'Inconnue se découvrît pour voir si elle était jolie. C'était donc qu'il y avait en lui suffisamment de disponibilité pour qu'une autre femme pût l'intéresser, un interstice devenu une béance ; cette idée l'anéantit. Ses trente-cinq ans lui semblèrent tout à coup un siècle. Aussitôt Juliette songea à prendre rendez-vous chez son coiffeur pour vérifier sa couleur. Ses mèches rousses - du feu pur - étaient-elles trop dures ?

Un second courant d'air fit à nouveau claquer la fenêtre ; le verre fêlé vola en éclats, sans qu'elle s'en rendît compte.

Relisant la lettre - qui n'était pas manuscrite, - Juliette devina que l'Inconnue était très certainement élève d'une classe préparatoire, de khâgne ou d'hypokhâgne. Son style paraissait trop fignolé pour être celui d'une non-bachelière. Elle eut également la certitude que l'effrontée était pensionnaire à Blaise Pascal puisqu'elle avouait roupiller non loin d'Horace. Ce double constat l'inquiéta (elle pensa à commander une manucure chez sa coiffeuse). Sa rivale évoluait donc autour d'elle, ondoyait peut-être parmi les siens et savait où dénicher son mari. Peut-être était-elle en train de le pister à l'instant même. Les fenêtres des chambres des pensionnaires ouvraient toutes sur l'appartement de fonction du proviseur ; leur vue sur l'intimité de sa famille était plongeante.

Juliette ne se doutait pas que l'Inconnue avait dit vrai, avec trop d'honnêteté pour être crédible. La seule adversaire qu'elle eût à redouter était elle-même. Afin de ne pas transformer cette pensionnaire en rivale déclarée, il suffisait qu'elle cessât d'administrer leur mariage comme une affaire sans risque. Mais qui donc était légitime pour estimer qu'Horace avait ou non son compte de bonheur ? N'était-elle pas la mieux placée ?

Arrivée au terme de cet effrayant courrier, Juliette subit alors un accès de colère, surdosé en fiel. De quel droit cette impudente lui confiait-elleson propre mari ? Comment osait-elle écrire, il ne tient qu'à vous de faire durer le rôle que je vous donne ? Pour qui cette gamine se prenait-elle ? À présent, elle s'octroyait le pouvoir de lui donner son propre rôle ! Tant de suffisance l'acculait à une nervosité qui ne pouvait que la desservir.

Sifflant un scotch, Juliette se cramponna à un fauteuil en se jurant de ne pas tomber dans le piège tendu. En aucun cas elle ne devait se faire le tort d'être querelleuse avec Horace. Elle se promit bien de ne pas évoquer cette correspondance lorsqu'il rentrerait.

Un quart d'heure les séparait encore de cette épreuve.

Pour mieux patienter, Juliette se lança alors dans la lecture des quatre lettres qu'Horace avait déjà reçues et, peu à peu, inaugura de nouveaux sentiments, tous inconfortables. Dans un style direct, sans afféterie, il n'était question que de la beauté flagrante de son mari, des défauts succulents que sa rivale lui trouvait. La gourgandine s'émerveillait de ses faiblesses masculines. Naturellement, l'Inconnue devinait Horace chagriné derrière sa gaieté volontaire, à vif sous sa cuirasse d'ironie. Les salades habituelles, celles qui marchent, qui retiennent depuis toujours l'attention des hommes et des femmes en chasse.

De toute évidence, cette élève n'avait pas pour son mari ce goût frivole, fils de la sensualité et du badinage, que les adolescentes nomment trop vite passion ou amour.Il entrait dans ses sentiments une innocence qui finit par troubler Juliette. Au fil des ans, cette femme trop mariée avait oublié que son cœur, autrefois, avait éprouvé des émotions semblables, belles de simplicité, inflexibles. À présent, son mariage ne nourrissait plus ni son âme ni son corps ; elle s'attardait à cette table desservie, lire ces pages, c'était pour elle rouvrir sa propre mémoire, revisiter une intensité qui l'avait quittée. Juliette s'avoua même que l'Inconnue aimait avec une générosité qui dépassait celle de ses premiers émois, trop teintés d'amour-propre pour être aussi purs.