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Un jour, alors qu'Horace se promenait sur la galerie, au premier étage, il s'appuya sur la rambarde pour pétuner. Taquiner le cancer ne le dérangeait plus. Ses pensées lestes et taciturnes étaient une fois de plus orientées vers la fille de Lord Byron. Il flottait dans les voluptés fastueuses qu'elle lui avait jadis déballées. La phraséologie sensuelle de Liberté, éloignée de toute convention, lui manquait. Ah, ce génie de la caresse poivrée, de l'ondulation quasi mexicaine ! Ce talent dans les élans non prémédités !

Les ravissements de Liberté étaient toujours neufs, jamais des pléonasmes.

Horace ne parvenait pas à enterrer dans son lit une autre épouse, une moitié passionnée de huis clos, saupoudrée de catholicisme, une Juliette bis qui aurait pu orner sa vie. Mégot au bec, Horace souffrait également d'avoir perdu son statut de personnage de fiction en se dégageant de leur liaison périlleuse. L'ignoble normalité - celle qu'il recherchait péniblement - était revenue, avec son infinité de négligences, de manies qui sont comme des refrains frelatés. Au fond, songea-t-il, il n'est de pire dépravation que de mener une existence honnête et droite. L'hébétude des gens heureux, ceux qui stagnent dans une félicité paresseuse, l'horripilait. Ah, jeter feu et flamme contre ce bonheur falsifié ! Horace restait soumis au magnétisme de la pureté. La cendre de sa cigarette tomba. Machinalement, il suivit des yeux la poudre de tabac consumé et aperçut Liberté qui se trouvait en dessous, juste à l'aplomb.

Même à la verticale, son profil possédait toutes les splendeurs. Il commandait l'admiration, valait tous les mérites, égayait le regard. La beauté, parfois, est un superlatif d'une grande sobriété. Percuté par cette vision parfaite, Horace recula, reprit le cours de sa promenade ; trois mètres sous lui, elle marchait à son pas. Sans doute avançait-elle le pied en moulant sa jupe avec cette science qui excitait chez lui mille instincts. Horace s'arrêta. Elle s'immobilisa. Brusquement, il décida de précipiter la cadence ; Liberté détala dans la même direction. Cette conduite ne pouvait être fortuite. Le sens de tout cela échappait encore à Horace. Désirait-elle coller à son rythme de vie ? Avait-elle besoin de se couler dans son sort ? Mais jusqu'où poussait-elle la synchronisation ? se demanda-t-il, à la fois effrayé et flatté.

Avec d'infinies précautions, Horace entama une enquête pour éclaircir l'emploi du temps de Liberté. Le soir même, il consulta les heures de cours de l'élève Byron, consignées sur les registres du secrétariat, et s'aperçut qu'elle avait toujours classe dans un bâtiment vertical qui se tenait en face de son bureau. Il travaillait donc chaque matin dans sa ligne de mire. Cette découverte l'emplit de satisfaction. Et il ne se tint plus lorsqu'il constata sur les fiches de la bibliothèque qu'elle ne la fréquentait que lorsqu'il s'y confinait ! Ainsi, les mines impénétrables de Liberté - quand ils se frôlaient dans les couloirs - dissimulaient un intérêt soutenu pour sa personne. Elle ne parvenait pas à le rayer, à exciser les lambeaux de mémoire dans lesquels il figurait ! Il n'était donc pas révocable !

Puis, se souvenant que c'était lui qui l'avait délaissée, Horace s'inquiéta de cette obstination. Que pouvait-il contre une femme qui entendait faire coïncider leurs vies ? Si l'on peut s'effacer, on ne peut défendre d'aimer. Hélas, l'amour reste une liberté publique. Difficile de s'opposer à une fille qui désire danser avec votre ombre, trinquer avec les verres que vous laissez sur le zinc ou passer une commande semblable à la vôtre au restaurant. Le délit de symétrie ne figure pas dans le Code pénal ; et l'hypertrophie d'un sentiment n'est pas du ressort des tribunaux.

Conscient de l'avantage qu'il possédait sur Liberté de connaître sa conduite alors qu'elle ignorait qu'il savait, Horace décida d'entrer dans un manège plein d'astuces dont il serait le maître. Voulait-elle un rienqui ait de la consistance ? Il allait lui en offrir ! Du rien exacerbé, jamais relâché, féerique, haletant même ! Du néant qui friserait le chef-d'œuvre.

2

Le soir même, Horace pénétra dans son logement de fonction en sachant bien que Liberté, terrée dans sa chambre, le scrutait. De l'autre côté de la cour, derrière les voilages, il aperçut sa silhouette qui se réglait fidèlement sur ses mouvements. Elle le suivait telle une ombre lointaine. À dessein, il ouvrit les fenêtres afin qu'elle pût entendre ce qui se passait chez lui. Puis il marcha lentement vers le téléphone - pour faciliter la synchronisation de leurs gestes - et composa son numéro.

Frissonnante, elle resta prostrée de surprise devant son appareil qui trémulait. Que faire ? La sonnerie persévérait, avertissait clairement Liberté qu'Horace ne pensait qu'à elle.

Têtue, monomane de la perfection sentimentale, elle ne décrocha pas. Rien lui paraissait préférable aux affres de l'indécision. Puisque Horace avait résolu de se retirer de leur liaison, il devait se raidir dans cette posture jusqu'au cancer. L'idée de restaurer leur couple l'indignait à présent. Même usée de frustrations, Liberté entendait se livrer à sa passion pour les choix irrévocables. Ce jeune produit de la littérature antique n'avait pas mûri.

De son côté, Horace eut un sourire.

Le message qu'il souhaitait lui faire comprendre était passé. Elle ne pouvait plus ignorer qu'il était en proie à une nostalgie sensuelle, titillé par le regret de l'avoir quittée. Stratège, Horace forma un autre numéro, incomplet, et parla fort pour qu'elle attrape bien chacune des paroles qu'il articulait.

Allô Jean ? Oui, c'est moi...

À voix haute, Horace confia à un interlocuteur fictif le menu de sa soirée : la douche qui l'attendait, le plat succinct qu'il cuisinerait et le film devant lequel il souhaitait s'avachir. Attentive derrière sa fenêtre entrouverte, Liberté vérifia d'un coup d'œil qu'elle possédait également des œufs ; puis, d'un geste irréfléchi, elle posa la main sur sa télévision. Quand tout fut bien précisé et répété, au motif que le téléphone portable de son confident friturait, Horace commença à se dévêtir dans le salon, en dansant sur une musique jubilatoire. La chaîne stéréo tracassait le son tant le volume était exagéré.

Tous les cuivres d'un big band flambant d'énergie mirent alors le feu au silence qui s'était abattu sur le lycée. Le strip-tease d'Horace avait pour but d'entraîner Liberté, de lui offrir un moment harmonisé qui fût un pur abandon. Horace se jeta donc avec entrain dans le rythme qui leur était commun. Devant la fenêtre de sa chambre, elle céda au jazz, entra enfin dans la danse. Puis elle s'adonna à son tour à ce déshabillage musical. On lâcha toute timidité en retirant un pantalon, on se débarrassa de la moindre étoffe. Plus rien ne bornait leur joie à partager ces instants où leurs corps étaient ensemble, reliés par le jazz qui virait à la crise de nerfs. À vingt-huit mètres de distance, ils formaient un couple concordant, électrique, voire épileptique. Les culottes valsèrent sur les mêmes notes tambourinées.

Pas un instant ils ne songèrent que la musique tonitruante avait ameuté aux fenêtres la totalité des pensionnaires du lycée ! Nu, le proviseur se déhanchait avec fureur devant une foule de besogneux alignés en embuscade. Tout ce petit monde arraché à ses révisions en resta pantois. À la dernière mesure, Horace s'affaissa de fatigue et eut droit à une bordée d'applaudissements, des salves de sifflets. Mitraillé par cette claque inattendue, il tomba les bras en croix. Filles et garçons, blottis aux fenêtres comme autant de pelotons d'admirateurs, demeuraient ahuris par cette chorégraphie directoriale.