Puis, gêné, l'âme du Conseil de Discipline, le règlement en action, le Maître de toutes les férules administratives, l'ordre en sifflet, tira un rideau et se rendit dignement dans la salle de bains sous les vivats. Comme au théâtre, le public échauffé en redemandait, battait le rappel. Hilare, Liberté était du nombre. Elle n'avait pas imaginé une seule seconde que ses condisciples avaient pu jouir de ce spectacle privé qui ruinait neuf ans de morgue ironique, d'injonctions glaciales, de surveillance vétilleuse.
Pour rester synchrone, Liberté se rendit sous sa douche. Elle mouilla sa beauté, la frictionna. En parallèle, Horace se savonnait. Elle se rinça. La bouche de Liberté se remplit d'eau ; celle d'Horace la recracha. Ils se lavèrent les cheveux en fermant les yeux pour mieux se délecter d'être l'un avec l'autre par la pensée.
Lorsqu'ils furent propres, Horace enfila un peignoir et retourna dans le salon pour y fermer les fenêtres. Les pensionnaires s'étaient calmés ; ils laissaient refroidir leurs paumes. Liberté et lui cassèrent des œufs de concert et bectèrent en parallèle devant le film que diffusait la télévision. Horace déplaça le poste du salon, de façon qu'elle pût apercevoir l'image. Liberté régla son téléviseur sur la même chaîne. Ce dîner-plateau avec l'absence de l'autre fut un régal. L'intensité qu'avait prise leur soirée ne cessait d'augmenter.
Le film - le Roméo et Julietteirréprochable de Franco Zeffirelli - donna bientôt à leur vie commune, ou plutôt à leur riencommun, un parfum shakespearien qui leur fit quitter Clermont-Ferrand. L'espace de quelques heures, ils furent à Vérone, s'embrassèrent sur un balcon, souffrirent et jouirent avec les mots démesurés du grand William. Adieu les propos vils, les promesses d'une semaine, les douleurs sans éclat, les galanteries qui ne riment pas ! On se retrempait le caractère. Dans leurs cœurs se rallumait le goût du sublime, de la candeur intégrale. Enfin ils trépassèrent d'amour. Par voie hertzienne, l'idée de la mort revint vers eux. Mourir dans le grondement d'une idylle naissante plutôt que de vieillir en duo leur apparut comme une solution, une élégance minimale. Devant le générique, encore dominés par ces sentiments ultimes, ils ne se voyaient pas user leur temps à faire les courses ensemble dans un hypermarché, se laisser un jour façonner par une existence régulière. Comment peut-on se griser de visites dominicales à de vieilles tantes brodeuses, entasser les obligations familiales, se jeter avec ardeur dans les confitures, patauger dans l'économie domestique ? Par quels enchaînements deux amants peuvent-ils déchoir à ce point, finir ainsi en ratatouille ménagère ? se demandèrent-ils en éteignant leur télévision. Sans doute faut-il convenir qu'il n'est pas de passion que la vie à deux ne sache vaincre. Le couple est peut-être une punition. En prenant congé de Shakespeare, l'un et l'autre semblaient pénétrés de ces axiomes atroces.
Mais ils refusaient d'en prendre leur parti.
Armés d'obstination, Liberté et Horace entendaient faire reculer l'inéluctable. Pour eux, rompre ne signifiait pas terminer mais bien commencer du rien, produire de l'absence grisante, du retrait engagé. Et de l'extase inédite ! Se saouler de câlineries supposées, supputées sans trêve, s'enivrer d'érotisme suspendu ! Ah, faire reluire les vertus de l'abstinence, les joies de la rétention ! Cultiver les plaisirs qui ne vont jamais au-delà des satisfactions solitaires...
Dans l'appartement obscur, Horace alluma une bougie, faisant ainsi naître sur un mur l'ombre de son corps allongé. Sa silhouette projetée commença alors à se caresser, à branler l'ombre de son sexe grandissant. Devant sa fenêtre, Liberté eut des gestes de même intention. Nue, cambrée, elle était belle comme une étude d'école. Ils s'accouplèrent mentalement, en solo. Leur jouissance symétrique justifia l'exercice.
Puis, tendrement, elle ne caressa pas Horace, négligea de lui mordre l'oreille, d'en sucer le lobe. Lui s'abstint de masser les jolis pieds de Liberté, renonça à tout frôlement exquis, envisagea de lui cajoler le bas des reins, de cheminer vers son cou et de malaxer les fibres de sa nuque. Enfin, elle ne s'approcha pas de son bas-ventre, ne tracassa pas son sexe éteint, se priva de ces privautés buccales qui émeuvent le corps et impressionnent l'imagination. Ainsi elle l'aima dans sa pensée, palpa son corps rêvé, et lui s'abandonna à de chimériques étreintes, à des frissons théoriques.
Ensuite elle ne le prit pas dans ses bras et, avec une bichonnante douceur, ne caressa pas le front d'Horace. Troublé, il n'enlaça pas Liberté, respira le souvenir de son parfum, ne la câlina pas. Nul baiser convulsif ne fut échangé. Il ne fut pas question de s'étreindre avec rudesse, de se donner jusqu'à l'essoufflement, d'y mettre tout son corps. Aucun sourire ne répondit aux soupirs de l'autre.
Pourtant, ils s'endormirent ensemble.
3
Lord Byron s'inquiétait. Reclus au milieu des volcans, il ne recevait aucune nouvelle de Liberté. Gourmet, l'énergumène s'adonnait à sa nouvelle lubie gastrique : cuisiner ses chiens. Non content de dévorer ses bosquets et ses plates-bandes à la vinaigrette, il s'était mis en tête que les rôtis de chihuahua, les paupiettes de berger allemand et les biftecks de caniche lui redonneraient une vigueur de jeune homme carnassier. Tout son chenil y passait. Ses cerbères finissaient en escalopes, en tomates farcies ou en blanquettes. En chaque quadrupède, il devinait un plat. Le jambonneau persillé de fox-terrier devint son mets favori. C'est ainsi qu'il soignait ses neurasthénies ; car son humeur fléchissait. Byron ne supportait pas de sentir sa fille éloignée des délices de la vie. Cesser de jouir était déjà pour lui une très grande faute. Acheter le bonheur par de merveilleux plaisirs lui paraissait l'unique voie raisonnable. Cet excessif jugeait immoral d'être malheureux et criminel de ne pas rire.
Aussi résolut-il de se rendre à Clermont-Ferrand. Ganté de peau de lévrier birman, revêtu d'une jaquette de velours écarlate et d'une chemise amidonnée, Lawrence Byron pilota une automobile de sport - faite main - jusqu'au lycée. Tout objet manufacturé lui faisait horreur. Il paraissait un Anglais tout neuf de 1930, avec des gestes d'avant-guerre qui avaient essentiellement pour but d'être élégants. Ce gentleman qui n'admirait que l'inaccessible subodorait que sa fille était en train d'étendre la signification du mot impossible. Mais à quoi l'appliquait-elle ? À quelle tâche immense occupait-elle ses journées ? Sûr de son éducation, il n'imaginait pas qu'elle pût user ses talents sur des pacotilles. Sa progéniture, se gâcher en facilités ? Cette hypothèse relevait à ses yeux du farfelu.
Au premier étage du bâtiment des pensionnaires, il mit sa canne de bambou sous son coude, frappa à la porte de Liberté et, comme elle n'ouvrait pas, pénétra à l'aide du double des clefs qu'il possédait. Devant la fenêtre de la chambre trônait le corps d'un télescope, sorte d'insecte en laiton dans lequel il jeta un œil. La lentille était braquée sur une table de nuit, échantillon du mobilier de l'appartement d'en face. Sous un abat-jour fané gisait un roman ouvert dont il put lire le titre : La Confession d'un enfant du siècle. Le même ouvrage de Musset se trouvait également sur la table de chevet de sa fille. Le dos du livre était pareillement cassé, abandonné dans une position similaire.
À l'aide de la longue-vue, l'œil curieux, Byron fouilla le logement situé de l'autre côté du jardin d'honneur. Dans la cuisine séchait un jambon cru aux origines inattaquables, prêt à être tranché. Un Parme entier de même provenance était aussi posé sur le réfrigérateur de Liberté. D'autres objets se faisaient écho de part et d'autre de la cour : un disque de Bach - les Variations Goldbergservies par Glenn Gould, - un bouquet de roses blanches - dont il eût volontiers fait de la marmelade, - des romans jumeaux. Intelligent par instinct, Lawrence flaira ce qui se tramait ; mais à quel jeu de miroir se livrait exactement son enfant ? Et qui donc habitait en face ? Les boiseries huppées de l'appartement trahissaient la position de l'occupant.