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La confirmation arriva, sonore et immédiate : le proviseur - que Byron connaissait - rentra chez lui et claqua la porte. Au même instant, dans une symétrie parfaite, Liberté fit irruption. Pétrifiée de surprise, elle demeura sur le seuil sans brutaliser la porte. Le regard excessivement tendre de son père la fixa. Ce mangeur de chiens était la douceur en mouvement, la prévenance en plastron, la gentillesse sous pavillon britannique, la consolation derrière des lunettes d'écaille, mais sa présence monumentale écrasait malgré lui. Son squelette de bison portait un poitrail ambitieux, une tête énorme qui paraissait un mégalithe, des épaules orgueilleuses d'homme trempé. L'œil rapide - si phosphorescent qu'il paraissait nickelé - et le geste lent, Lawrence lui fit signe d'entrer.

Silencieux, le père et sa fille se toisèrent.

Du bout de sa canne, Lord Byron désigna le volume de Musset, la brassée de roses pimpantes, le jambon, le disque de Glenn Gould. Devinée, Liberté baissa les yeux. Cette conversation muette se fit dans une extrême tension, tant Byron était atterré que sa fille chérie ait eu la goujaterie de ne pas jouir de la vie. Comment osait-elle se proclamer heureuse sans satisfaire ses sens ? En gendarmant ses instincts ! La rétention des désirs était pour lui une monstruosité, presque une obscénité. Son enfant n'allait tout de même pas borner ses appétits ! S'étioler dans la renonciation, se dépenser en inaction frénétique ! Finir en paroissienne d'un culte de la vertu ! S'embaumer dans des sourates de talibans !

Darling, quand te décideras-tu à jouir ? explosa-t-il.

Mais je jouis.

De quoi ?

Je ne connaîtrai jamais l'échec sentimental qui est le tien.

What's on hell are you doing with him ?

Rien. L'imperfection ne me convient pas. Sur ces mots, elle rouvrit la porte.

Depuis combien de temps sait-il que tu l'observes ? demanda le père.

Il n'est pas au courant.

Muet, Byron regarda dans le télescope indiscret et le braqua vers un point précis ; puis il sortit. Intriguée, Liberté se pencha pour voir ce que son père lui désignait, et aperçut... la même longue-vue ! L'autre appareil en laiton se trouvait dissimulé derrière un rideau. Depuis combien de temps Horace calquait-il sa conduite sur la sienne ? L'arroseuse était arrosée, la voyeuse méticuleuse surveillée.

Cette découverte ouvrit brusquement à Liberté d'autres perspectives. Puisque chacun savait que l'autre savait, ils pouvaient désormais entamer une vie réellement commune totalement séparée. La proximité distanciée était à leur portée ! Ah, plonger enfin dans une solitude mitoyenne, s'engager dans un mariage de célibataires ! Partager avec passion du néant croquignolet ! S'étourdir d'intimité éloignée ! Se taire éloquemment pour prévenir tout malentendu, se dérober afin de ne pas se donner à moitié ! Créer toujours plus de liberté pour l'autre en l'enfermant dans un amour sans réalité ! L'adorer sans rabâcher ses sentiments !

Le soir même Liberté ouvrit sa fenêtre.

Elle mit sur sa chaîne stéréo le même morceau de jazz épileptique que celui qu'Horace avait écouté quelques jours auparavant et commença un strip-tease qui le prit au lasso. Derrière ses rideaux, Horace comprit aussitôt qu'elle avait percé son manège. Cédant à son tour à la musique énervée, il se dévêtit, épousa scrupuleusement ses mouvements et devint alors l'ombre de son ombre. Isolés, ils se rejoignaient. Séparés, ils transpiraient à deux.

Leur histoire non vécue commençait.

4

Le lendemain matin, Liberté suivit Horace en ville. Empaqueté dans un vieil imperméable plus qu'habillé, il s'insinua dans un désordre de ruelles en s'assurant bien qu'elle le talonnait. Heureuse, elle posait hâtivement ses escarpins sur les traces éphémères que laissaient ses chaussures d'homme sur les trottoirs mouillés. La bouche pleine de silence, Liberté lui disait ainsi qu'elle marchait déjà sur ses pas. Il tourna à droite ; elle prit le même cap. Horace était son axe de rotation.

Il entra dans un bar, elle aussi. Chacun à un bout du zinc, face à l'aquarium de la baie vitrée, ils passèrent commande.

Un demi de..., hésita Horace.

Liberté décida de la marque de la bière en terminant la phrase d'Horace. Sans échanger un regard, ils burent un verre identique à quelques mètres de distance. Liberté laissa un voile de mousse sur sa lèvre supérieure charnue. Il lécha sa propre lèvre, trait invisible mais frémissant. Elle sortit la première en abandonnant son parapluie. Horace trinqua avec le verre vide de Liberté, ouvrit le parapluie oublié et la prit en chasse sous un ciel froid à subir. Il pleuvait une eau métallique qui crépitait sur l'asphalte. La ville sanglotait dans les caniveaux. Les passants obliques hâtaient leur silhouette mouillée.

Liberté entra au sec, dans un grand magasin. Toute une société provinciale dégoulinait dans les allées. Horace et Mademoiselle Liberté vibraient à l'unisson. Elle s'arrêta au rayon des imperméables, hésita entre trois modèles pour homme, articula clairement qu'elle préférait la coupe du beige et, au grand étonnement de la vendeuse à chignon, s'éloigna. Horace s'approcha, essaya la pièce négligée et l'acheta. Le chignon ne pouvait deviner que ce monsieur acceptait d'être habillé par celle qui ne vivrait jamais avec lui. En récupérant sa carte de crédit, Horace s'aperçut alors qu'il avait perdu Liberté. Seul, il eut soudain froid.

Alors il reçut un string sur l'épaule et entendit sa voix, dissimulée dans la cabine d'essayage qui se trouvait derrière lui. Le string convenait à Horace ; il le renvoya par-dessus la toile. Une farandole de culottes sexy furent ainsi échangées, ou écartées. Sans dépenser un mot, Liberté le consulta sur chacun de ses éventuels dessous. Surgissant enfin de derrière le rideau, elle marcha droit vers Horace sans le heurter du regard, lui piqua son parapluie et lui colla dans les bras son sac à main ; puis elle évacua les lieux.

Horace la rattrapa et, dans la rue, prit conscience que tous les dessous se trouvaient dans son sac. C'était donc lui qui venait de les voler pour elle !

Mademoiselle ! cria-t-il. Vous avez oublié votre sac.

Liberté s'immobilisa, pivota, voulut ne pas le reconnaître, le remercia avec une courtoisie très protocolaire et repartit. Pas un instant il ne nota qu'elle venait de lui dérober son portefeuille ! Amoureux, il la suivit encore dans des rues pleines de courants d'air qui lui parurent la Sibérie de Clermont-Ferrand. Il la fila comme on court après l'impossible. Son orgueilleuse beauté laissait derrière elle un sillage de regards masculins qui l'agaçaient, une cohue de sifflements, une nuée de désirs allumés.

Enfin elle accosta un policier, échangea quelques mots accompagnés de gestes volubiles et décampa. L'homme patibulaire à casquette s'approcha d'Horace et, sans aménité, le pria de cesser d'importuner la jeune fille ! La prunelle fauve du flic était sans appel. Son aplomb officiel fit reculer Horace. L'ordre public à grosse voix, la morale en uniforme, la loi au torse bombé exigeaient que s'interrompe leur marivaudage.

Horace rebroussa chemin, ivre d'elle. Liberté était toute la légèreté dont il raffolait, tout l'imprévu joyeux qu'il goûtait. Avec elle, ou plutôt avec son absence, vivre était un pur plaisir. Aimer musclait l'imagination, affiliait à tous les bonheurs digestes. Chaque seconde innovait, éteignait les inconvénients du quotidien, le désagrément d'être né. Liberté l'indemnisait de ses années de mariage, décapitait gaiement toute forme d'habitude. Cette fille exhaussait les charmes de l'existence.