De retour chez lui, Horace trouva son portefeuille sur son paillasson, accompagné d'un petit mot : Faites attention, tous les pickpockets ne sont pas honnêtes ! Le bristol était signé L'Inconnue qui tient à son parapluie.
Il partit dans un fou rire.
5
En classe, Liberté risqua une initiative qui venait mal à propos. Pour aviver la jalousie d'Horace - et mieux se l'attacher, - elle eut l'idée de se montrer ambiguë, furtivement câline, avec un élève passe-muraille, un néant bien élevé. Le dadais sans grâce sur lequel elle avait jeté son dévolu était assis à côté d'elle. Cramponné à son stylo, il paraissait ne pas noter le manège dont il était l'objet. À peine cet héritier d'une France policée remarquait-il que sa voisine possédait des seins et des jambes nues. Plus enclin à fréquenter les poètes salaces que les amantes de chair, il ne devait connaître du sexe féminin que ce qu'en rapportent les pornographes désuets, les plumitifs spermeux, ceux qui jouissent au subjonctif sous des couvertures en cuir relié.
Liberté lui adressait des coups d'œil qui étaient des œillades, redressait sa poitrine agressivement dès que son voisin la regardait ; mais le benêt restait obstinément concentré sur son cahier. Que Liberté Byron pût le mettre sur le pavois ne l'effleurait même pas ! Aucun souffle de sensualité n'atteignait le studieux, aucun zéphyr ne l'emportait. Elle se serait déshabillée, le pauvre garçon aurait cru à un coup de chaud.
Mais Horace, lui, détaillait chaque tentative de Liberté tout en poursuivant son cours sur le stoïcisme. Fiévreux, il ne perdait pas un geste, écœuré que cette fille se déballonne soudain. Quoi ? Que signifiait cette conduite quand elle prétendait ne jamais se convertir en Française Moyenne ? Échapper au SMIC sentimental, aux pièges de la normalité ! Des principes en caoutchouc, oui ! Humilié en pleine poire, Horace se sentait bafoué d'avoir cru à ces belles paroles, d'avoir imaginé Liberté céleste, ivre de rêves gothiques, iliadesque. Tu parles ! Elle était en panne d'héroïsme. À court de beaux éclairs, ordinaire avec ce blanc-bec de son âge.
Vexé, Horace fomenta une erreur.
6
Le lendemain, Liberté vit Horace rentrer chez lui avec une créature dont la morne trombine suait la mélancolie. Le spleen en décolleté, la morosité en moues fatiguées, une silhouette sans allure. Sinistre à vous rendre pessimiste ! L'histoire de sa vie devait être celle de sa déveine. Canaille à bloc, l'engin femelle roulait des hanches lourdes, se dandinait sur des talons excessifs, poussait en avant des seins artificiels. Avait-il ramassé dans un bar une de ces ennuyeuses qui, l'espace d'une nuit, éteignent la peur de la solitude et font office de bouillotte ? Se relançait-il déjà dans des béguins provisoires, hygiéniques plus que folichons ? La blonde - tourmentée par un tic qui ravageait sa face - avait au mieux le profil d'une liaison transversale.
Liberté vit plus clair quand la tiqueuse ôta son imperméable. Harnachée façon érotico-cul, elle se surpassait dans la vulgarité courante. Horace l'avait sans doute prélevée parmi la cargaison de prostituées du quartier chaud, ou dans le stock de traînardes qui se commercialisent sur les trottoirs de la banlieue de Clermont. Sa jactance populacière d'Europe centrale trahissait sa provenance. Fille de miteux Caucasiens exténués d'injustices, ce rebut du communisme en déroute devait être désiré dans deux ou trois rues de la capitale départementale. N'ayant sans doute jamais trouvé à s'offrir sur les rives du Danube, elle se vendait en Europe. Soldée à Clermont-Ferrand !
Mais que faisait Horace avec cet amour pathétique de location ? À quoi en sont réduits les hommes en période de disette... Le héros de Liberté, héraut de ses aspirations les plus pures, véritable Saint-Exupéry de son âme, était tombé bien bas. Du moins le crut-elle jusqu'à ce qu'il lui fît enfiler... un duffle-coat rouge sang identique au sien ! Il pensait donc à elle ! Horace recouvrit ensuite la chevelure de la blonde - une jungle de nattes - d'une perruque brune rappelant les cheveux domestiqués de Liberté. S'il avait acquis la soirée de cette fille, sans doute avait-il réglé un supplément pour s'offrir sa docilité, en lui glissant ce petit billet qui achète les dernières complaisances. Directif, Horace lui donna des airs de Liberté Byron, atténua son allure commune, lui fit ôter ses talons, l'incita à plus de grâce et lui tendit une feuille sur laquelle il avait griffonné Dieu sait quoi. Le brouillon de Liberté sortit enfin. L'authentique pensa qu'il s'était soudain dégoûté de cette bouffonnerie.
Mais Horace se mit au piano.
On sonna.
- C'est ouvert, entrez ! cria-t-il.
Il avait donc décidé de rejouer leur journée !
Tandis qu'Horace saccageait scrupuleusement les Variations Goldberg, une Liberté contrefaite pénétra dans l'appartement, vêtue de rouge, pieds nus, en affectant une distinction laborieuse, dissidente du bon goût. Il y avait de tout dans sa démarche, de la coquetterie empesée, du bizarre outré, du grotesque saupoudré, une surabondance de ridicule ! En se montrant, la pénitente se dévaluait. En souriant à pleines gencives boursouflées, elle sinistrait la scène. La musique s'accordait à sa dysharmonie d'automate loué ; aucune des notes que produisait Horace ne donnait de plaisir. L'échafaudage des partitions de Bach s'effondrait à chaque seconde. Ses doigts devaient trembler. Lui, l'amoureux surdimensionné, l'homme qui n'aimait que par de grandes embardées, comment pouvait-il se livrer à cette pantomime pitoyable ? Pourquoi se convertissait-il soudain au sordide avec cette fille dont les fesses molles étaient le gagne-pain ? S'exerçait-il à la déchéance ? Était-il résolu à changer leur chef-d'œuvre en déshonneur absolu ?
Consternée, Liberté eut envie de vomir. D'humeur rétractile, elle se reprit presque entièrement. Ses mouvements affectifs étaient toujours jaculatoires, voluptueux de promptitude. Elle avait cherché en Horace un héros et trouvait brusquement un client de filles de rue, un lascar d'un ordinaire sans relief. Liberté ne voyait pas qu'il lui signifiait maladroitement son désarroi : privé d'elle, désorienté, jaloux, il en était réduit à improviser des amours calquées sur leurs souvenirs, des copies lugubres de leur bonheur révoqué. Son présent n'était constitué que de réminiscences, de résurgences pataudes mises les unes au bout des autres. Il ne naviguait plus que dans leur mémoire commune et préférait encore une fille payée, grimée en Liberté, attifée comme elle, bégayant les mots de leur passé, à une mignonnette porteuse d'un avenir qui lui paraissait inaccessible.
Effrayée, extatique, Liberté assista devant sa fenêtre au déroulement de leur journée, souillée de vulgarité. La prostituée - traversée de tics qui lui labouraient le visage - -secoua maladroitement le bouquet de roses blanches, tenta de recréer un tourbillon parfumé et trébucha avec emphase sur un tabouret. Sa perruque noire glissa. Il fallut la remettre ; des mèches blondes dépassaient, barraient ses paupières convulsives. Son accent slave et sa voix stentorée écorchèrent le texte qu'elle s'appliqua à lire en mettant des lunettes à verres épais :
- C'est moi... moi, moi !ânonna-t-elle en émiettant les m.